Four Letter Words Film américain de Sean Baker (2000), avec David Ari, Henry Beylin, Fred Berman, Darcy Bledsoe, Edward Coyne, Matthew Dawson, Thomas Donnarumma, Loren Ecker, Robyn Parsons, Matthew Maher, David Prete, Vincent Radwinsky… 1h22. Sortie le 23 octobre 2024.
Voici un film qui affiche tous les stigmates de l’âge d’or du cinéma indépendant américain. D’abord par la simplicité de son postulat de départ : les retrouvailles d’une bande de copains de lycée qui refusent de passer à l’âge adulte et préfèrent se complaire dans une immaturité parfois puérile. Au point de ne pas maîtriser leur rapport à l’alcool et de manifester des obsessions sexuelles qui les empêchent de vivre en couple. Sean Baker les décrit au fil de conversations parfois superficielles, mais à d’autres occasions aux prises avec leur peur de plonger dans le grand bain de la vie avec les responsabilités qu’il implique. Le réalisateur ne ménage vraiment aucun de ses protagonistes et s’attache à les décrire comme des sales gosses qui se livrent à des activités dérisoires, comme pour s’accrocher à leurs années-lycée. Leurs sujets de conversations donnent le ton : évocation des stars du porno de leur jeunesse et variante du base-ball qui consiste à frapper dans des canettes avec une batte, quitte à briser une vitre accidentellement et à se comporter en gamins. Cette vision de l’adulescence témoigne d’une certaine cruauté de la part du cinéaste qui filme l’oisiveté en s’attardant sur les visages, l’un d’eux demandant à un autre s’il le verrait avec une barbe, signe extérieur d’une maturité qui lui fait évidemment défaut. Four Letter Words est une chronique d’apprentissage aussi amère qu’atypique, aux antipodes du cinéma d’un John Hughes et baignée d’une véritable angoisse existentielle à la perspective d’un avenir effrayant, mais aussi dans les rapports fantasmatiques des garçons avec les filles, de toute évidence incapables de passer à l’acte. Un malaise qui affleure à la fin du film quand apparaît une copine qui a passé la soirée à téléphoner dans une chambre sans que quiconque s’en préoccupe. Façon pour le réalisateur d’effacer les filles de son film comme indésirables (mais pas indésirés) et nettement plus mûres à âges équivalents. Baker pose ici avec délicatesse les bases de ce qui deviendra un regard spécifique sur une Amérique plus marginale vers laquelle pourraient tendre ces petits bourgeois dépourvus d’idéal mais jamais d’espérances.
J.-P. G.
Take Out Documentaire américain de Sean Baker et Shih-Ching Tsou (2004), avec Charles Jang, Jeng-Hua Yu, Wang-Thye Lee, Justin Wan, Jeff Huang, Shengyi Huang… 1h27. Sortie le 23 octobre 2024.
Pour la première fois de sa carrière, Sean Baker fait équipe avec un autre réalisateur, son ex-assistant Shih-Ching Tsou, pour investir la communauté chinoise et s’attacher à l’un de ses ressortissants confronté à l’acquittement d’une dette et à un travail intense pour sauver sa peau face à la pression des réseaux d’immigration qui menacent de s’en prendre à sa famille demeurée au pays. Cycle infernal dont on suit une journée presque comme les autres. Ce film d’il y a déjà une décennie s’avère aussi éternel que ses multiples thématiques. C’est le cycle infernal de la migration et des épreuves subies par les plus faibles pour enrichir les plus forts. Baker y adopte une forme résolument libre qui entretient un flou artistique calculé entre fiction et documentaire, avec la légèreté des méthodes de tournage qui l’accompagnent et s’accordent avec un cadre urbain violent et hostile où les différentes communautés se frôlent sans se mélanger ni s’affronter vraiment. La morale du film semble être qu’il y a toujours plus pauvre que soi et que la course contre la montre désespérée à laquelle se livre son protagoniste enfermé dans son isolement parce qu’il ne pratique pas encore l’anglais n’est sans doute qu’un leurre quand tout peut s’effondrer à tout moment. Take Out dépeint une société foisonnante où les citadins se trouvent de plus en plus isolés les uns des autres, alors même qu’ils dépendent d’une loi absurde de l’offre et de la demande. Ce livreur d’un jour d’avant l’ubérisation n’est en fait qu’un ancêtre new-yorkais du cycliste de L’histoire de Souleymane de Boris Lojkine, sinon que son enjeu existentiel est moins de s’intégrer, tant la communauté chinoise s’y substitue aux autorités américaines, que de gagner de quoi vivre et surtout de payer le prix de sa liberté et à terme de son intégration. C’est avec le recul un témoignage inestimable.
J.-P. G.
Prince of Broadway Film américain de Sean Baker (2008), avec Prince Adu, Karren Karagulian, Keyali Mayaga, Kat Sanchez, Victoria Tate, Aiden Noesi, Brea Angelo, Kurt Leitner, Edward Pagan… 1h40. Sortie le 23 octobre 2024.
Un Black qui trafique de la maroquinerie en contrefaçon pour un commerçant libanais voit débarquer l’une de ses ex avec un petit garçon dont elle lui affirme qu’il est le père et lui demande de le garder pendant une quinzaine. Confronté à cette responsabilité inattendue, alors même qu’il est en couple, il doit s’adapter à ce fardeau inattendu, tout en poursuivant ses activités quotidiennes qui consistent à trouver des clients potentiels en arpentant les rues. Simultanément son patron traverse une crise conjugale aiguë. Sean Baker poursuit son œuvre en privilégiant les personnages aux situations. Il brosse ainsi le portrait impressionniste d’une faune d’immigrés plus ou moins récents qui survit davantage qu’elle vit et a du mal à affronter ses responsabilités. Quitte à prendre le parti d’en rire pour se remettre d’un mauvais coup qui en désespèrerait plus d’un dans un contexte normal. Dans sa façon de coller à ses protagonistes, Sean Baker semble digérer les leçons de John Cassavetes en les incluant dans le melting-pot new-yorkais dont les joueurs sont des tricheurs qui acceptent la défaite comme un risque de leur métier, tout en alimentant la machine économique par leurs menus trafics. Il y révèle en outre une nature en la personne du comédien Karren Karagulian qui évoque irrésistiblement Ben Gazzara par son mélange de bonhomie et d’envolées façon Actor’s Studio. Ce film urbain prolonge la réflexion du cinéaste sur l’immaturité chronique des hommes et leur impuissance chronique à assumer des relations affectives en refusant de grandir et de prendre leurs responsabilités, notamment vis-à-vis des femmes. Le constat est amer mais touchant, notamment en raison de la personnalité du glandeur campé par Prince Adu.
J.-P. G.
Starlet Film américano-britannique de Sean Baker (2012), avec Dree Hemingway, Besedka Johnson, James Ransone, Stella Maeve, Josh Sussman, Amin Joseph, Cesar Garcia, Liz Beebe, Dave Bean, Paul H. Kim, Dean Andre, Asa Akira, Chris Bergoch, Kurt Leitner, Karren Karagulian… 1h43. Sortie le 23 octobre 2024.
Changement de cadre radical avec Starlet dans lequel une jeune femme (la fille de Mariel Hemingway, la nymphette convoitée par Woody Allen dans Manhattan) décroche le jackpot en achetant dans un vide-grenier un thermos bourré de billets de banque à une vieille dame avec laquelle elle va nouer des liens singuliers, comme pour se faire pardonner ce pactole qu’elle lui a dérobé malgré elle. Le film repose sur le contraste entre ces deux femmes seules aux extrémités de la vie qui développent une relation assez atypique après s’être jaugées. À l’instar où l’une demande à l’autre un verre d’eau dans lequel elle fait boire sa petite chienne (Starlet, c’est elle) puis se désaltère à son tour, au plus grand dégoût de son hôtesse qui vient de lui refuser des glaçons. Sean Baker n’est jamais aussi à l’aise que lorsqu’il s’attache à ce type de relations pour souligner que des liens peuvent parfois s’établir entre des personnes qui n’ont a priori rien en commun, sinon l’expérience de la solitude à des degrés variables. Il choisit en outre une fois de plus de braquer son objectif sur un milieu underground, celui de l’industrie pornographique californienne qu’il explorera par la suite dans Red Rocket (2021) à travers l’un de ses transfuges. Avec aussi cette part de rêve qui passe par une célébration romantique de Paris, ville lumière que la vieille dame associe à son film préféré, la comédie musicale Drôle de frimousse (1957) de Stanley Donen… dont elle a oublié le titre. C’est sans doute avec cet opus qui précède celui qui le rendra célèbre, Tangerine (2015), que Sean Baker a atteint sa maturité en tant que metteur en scène, mais aussi monteur et coscénariste, tant il recèle de niveaux de lecture différents. La découverte de ces quatre œuvres de jeunesse constitue à n’en pas douter la meilleure des introductions qui soient à Anora, tant le réalisateur y positionne ses pions et y développe ses thèmes de prédilection. Avec cette ouverture sur le monde et l’attachement aux francs-tireurs et aux marginaux qui caractérise son œuvre tout entière dans un cinéma américain aujourd’hui amputé pour une bonne part de la liberté que lui conférait sa composante indépendante naguère si fertile.
J.-P. G.
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