Film américain de Sean Baker (2024), avec Mikey Madison, Mark Eydelsteyn, Yura Borisov, Karren Karagulian, Vache Tovmasyan, Ivy Wolk, Darya Ekamasova, Lindsey Normington, Ross Brodar, Alena Gurevich, Luna Sofia Miranda, Emily Weider, Paul Weissman, Bob Leszczak, Brittney Rodriguez… 2h19. Sortie le 30 octobre 2024.
Mark Eydelsteyn et Mikey Madison
Étonnant itinéraire que celui de Sean Baker, franc-tireur du cinéma indépendant américain qui a réussi à s’accrocher à son rêve, sans céder pour autant au chant des sirènes hollywoodiennes, comme l’attestent ses quatre premiers longs métrages inédits en France jusqu’à la semaine dernière : Four Letter Words (2000), Take Out (2004), Prince of Broadway (2008) et Starlet (2012). Soutenu par de grands festivals internationaux, à commencer par Cannes qui a sélectionné plusieurs de ses films dans ses différentes sections, de The Florida Project (présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 2017) à Red Rocket (en compétition en 2021), cet arpenteur de l’Amérique des marginaux et des proscrits a obtenu cette année la Palme d’or pour Anora, revival syncopé de Pretty Woman dans lequel une stripteaseuse séduite par un fils d’oligarque partage un véritable conte de fées. Jusqu’au moment où la famille de celui qui lui a passé la bague au doigt débarque de Russie afin de siffler la fin de leur match d’amour et les séparer. L’habileté de Sean Baker consiste à dynamiter tous les clichés inhérents à la comédie sentimentale en insufflant à cette romance mouvementée un rythme trépidant dont le métronome est une actrice toute en énergie, Mikey Madison qui ne boude pas son plaisir et nous l’offre en partage. Une nature explosive promise à un brillant avenir qui s’inscrit dans la tradition restée vacante de Katharine Hepburn, Ginger Rogers, Shirley MacLaine ou Julia Roberts par son refus des conventions et son culot à toute épreuve. Face à elle, Mark Eydelsteyn s’impose comme un sparring-partner de choix par sa façon de renvoyer les balles, tout en conservant une candeur rassurante. Sean Baker les filme en outre à sa manière particulière, dans la grande tradition de liberté et de légèreté insufflée par John Cassavetes et Martin Scorsese.
Il y a quelque chose d’After Hours dans ce voyage au bout de la nuit en forme d’éducation sentimentale qui tord le cou à la convention la plus immuable de la comédie romantique, le fameux Happy End, sans commettre pour autant le moindre crime de lèse-majesté. Sean Baker refuse cette facilité, mais soigne ses personnages secondaires, notamment en offrant un rôle magnifique à son acteur fétiche, Karren Karagulian, savoureux en porte-flingue patibulaire chargé de surveiller le fils de son patron et dépassé par sa mission, mais aussi à Yura Borisov, révélé dans Compartiment n°6 de Juho Kuosmanen, ici dans un emploi irrésistible d’homme de main lucide sur sa mission d’empêcheur d’aimer en rond. Anora est un film aussi brillant que plaisant où la comédie ne se dérobe jamais devant ses responsabilités et s’inscrit dans un cadre de contraste social assumé. En s’offrant les services d’une fille du peuple, le fils de famille menace les siens de retomber dans le fossé dont sont vraisemblablement issus ces parvenus qui arborent les signes extérieurs de richesse les plus ostentatoires, avec la conviction chevillée au corps que tout s’achète et tout se vend. De son côté, leur belle-fille a saisi le parti qu’elle pouvait en tirer et n’est pas disposée à renoncer à son prince charmant. Mais à l’ère des oligarques, et en faisant abstraction de l’invasion de l’Ukraine, les temps sont durs pour les romantiques, quelles que soient leur cupidité et leur détermination. L’intelligence d’Anora consiste à n’éluder aucune des questions susceptibles de fâcher et de s’en donner le temps nécessaire : près de deux heures vingt, ce qui ne correspond pas aux standards en vigueur sur le registre de la comédie, même si le tempo est le bon.
Jean-Philippe Guerand
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