© Jean-Philippe Guerand
Nettement moins médiatisé en France que les festivals d’Angoulême, de Deauville ou de San Sebastián réputés donner le tempo de la rentrée cinématographique, le TIFF de Toronto propose pourtant une vitrine exceptionnelle remplie presque exclusivement de premières américaines et mondiales. Rebaptisée Tiffty, sa cinquantième édition n’a pas fait exception à cette règle en offrant une nouvelle audience aux principaux films primés à Cannes, Locarno et Venise, grâce à des spectateurs enthousiastes pourvus de gobelets de pop-corn et toujours prompts à applaudir. Et puis, entre les séances, l’épicentre du festival, le Knightbox, proposait de se restaurer dans un café éphémère baptisé… Varda qui témoigne du rayonnement et de la pérennité universels de la réalisatrice française. On estime à près d’un demi-million de personnes le public qui a envahi la capitale de l’Ontario entre le 4 et le 14 septembre afin de célébrer les stars hollywoodiennes venues en masse défiler sur les multiples tapis rouges déroulés devant les salles de cinéma et les théâtres reconvertis pour l’occasion. Il convient de préciser que Toronto est considérée comme l’antichambre des Oscars et que son prix du public est souvent allé par le passé au futur lauréat de la statuette du meilleur film. En l’occurrence, cette année Hamnet de Chloé Zhao dans lequel la réalisatrice de Nomadland établit un lien direct entre la perte d’un fils par l’épouse de William Shakespeare et la genèse d’Hamlet. Le prix du public du film étranger a couronné quant à lui Aucun autre choix, relecture par le cinéaste coréen Park Chan-wook d’une charge contre le capitalisme de Donald E. Westlake déjà portée à l’écran par Costa Gavras dans Le couperet (2005). Autres temps, autres mœurs, Good News de Byun Sung-hyun, le réalisateur de Sans pitié (2017), se déroule en 1970 et joue la carte de la politique-fiction et de l’humour, quitte à transformer le tabou suprême, la guerre de Corée, en un thème de comédie loufoque quand un commando de l’Armée rouge japonaise détourne vers Pyongyang un avion de ligne piloté par un commandant de bord atteint d’hémorroïdes.
Toronto est aussi souvent l’occasion de découvrir des curiosités signées de grands noms. Notamment le troisième film de l’année de Steven Soderbergh, The Christophers, la confrontation du vétéran Ian McKellen en peintre fantasque avec une copiste campée par Michaela Coel engagée par ses enfants pour terminer un cycle de huit toiles inachevées. Autre stakhanoviste créatif, l’inventif Richard Linklater présentait quant à lui deux films : Nouvelle Vague, production française présentée à Cannes qui témoigne de son incroyable cinéphilie, et Blue Moon, un biopic du compositeur alcoolique Lorenz Hart incarné par son interprète fétiche, Ethan Hawke. Paul Greengrass signait quant à lui avec sa virtuosité coutumière un pur film catastrophe sur les soldats du feu à destination d’Apple TV+, The Lost Bus, tandis que la réalisatrice Nia DaCosta transposait pour Prime Video avec Hedda une pièce d’Henrik Ibsen dans l’Angleterre des années 50 dominée par une distribution féminine haut de gamme réunissant Tessa Thompson, Nina Hoss et Imogen Poots. Sur un tout autre registre nettement plus léger, Bobby Farrelly marchait quant à lui sur les traces de la comédie adolescente façon John Hughes dans le très tonique Driver’s Ed.
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On attendait également avec une indéniable curiosité le nouvel opus du réalisateur allemand de Conclave, Edward Berger, Ballad of a Small Player, dans lequel Colin Farrell incarne un joueur aux abois qui se fait passer pour un Lord entre Macao et Hong Kong. Un film plutôt désenchanté qui reste extrêmement balisé. Autre retour en force, celui de Gus van Sant qui s’inspire dans Dead Man’s Wire d’une histoire vraie survenue à Indianapolis en 1977, au moment même où John Wayne est célébré par l’académie des Oscars. Un promoteur immobilier ruiné prend en otage le fils du banquier à l’origine de sa déchéance et l’attache par un fil de fer à un fusil braqué sur lui. Très vite, la police et les médias interviennent sans vraiment pouvoir l’empêcher de nuire. Le réalisateur y rend hommage brillamment au Sidney Lumet d’Un après-midi de chien et offre à Al Pacino un rôle de magnat tyrannique qui évoque irrésistiblement la figure du père de Donald Trump humiliant son rejeton. L’acteur incarnait simultanément un caïd de Las Vegas soupe au lait face à Vince Vaughn en crooner dans le premier film nettement moins convaincant de Nic Pizzolatto, Easy’s Waltz, qui ne parvient jamais à s’affranchir tout à fait de l’influence de Martin Scorsese.
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Le TIFF brille également par une sélection de documentaires haut de gamme d’où se détachait nettement le nouveau film de Gianfranco Rosi, Pompei, Sotto le nuvole, formidable évocation en noir et blanc où des images des fouilles se mêlent à des éléments de la vie quotidienne, des pompiers qui répondent aux urgences aux migrants qui exécutent les tâches pénibles, en passant par les archéologues qui explorent le site et les enquêteurs qui traquent les pilleurs de tombes. Sur un tout autre registre, There are No Words est l’occasion pour la réalisatrice canadienne Min Sook Lee d’enquêter sur ses parents venus de Corée du Nord : son père aujourd’hui nonagénaire dont elle découvre les activités politiques comme officier de renseignement, mais aussi sa mère qui s’est jetée du toit de son immeuble. Une enquête aussi douloureuse que palpitante menée sans la moindre complaisance au terme de laquelle la cinéaste refuse de croire à un mot de ce que lui a raconté son père. Autres temps, autres mœurs, produit par Mariska Hargitay, la fille de Jayne Mansfield et vedette de la série “New York, unité spéciale”, Nuns vs. The Vatican de Lorena Luciano dénonce les méfaits du père jésuite Marko Rupnik, artiste proche de Jean Paul II et prédateur sexuel redoutable excommunié en 2019. Citons enfin EPIC : Elvis Presley in Concert de Baz Luhrmann dans lequel le réalisateur australien d’Elvis (2022) consacre cette fois au chanteur un documentaire composé de ses plus grandes prestations en public parmi les 1 100 concerts qu’il a donnés entre 1969 et 1977, mais jamais aucun à l’étranger. Une expérience visuelle, sonore et musicale sublimée par la perfection de l’Imax et le dernier cri de la technologie.
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Le cinéma international était également à l’honneur de ce festival tous azimuts. Parmi les valeurs sûres : la réalisatrice polonaise Agnieszka Holland avec son biopic décoiffant de Kafka (Franz), et un revenant en la personne du réalisateur danois des Bouchers verts, Anders Thomas Jensen, avec The Last Viking, une comédie loufoque sous forme de chasse au trésor dans laquelle un médecin associe un doux dingue qui s’identifie à John Lennon (Mads Mikkelsen en nostalgique des Vikings) avec un schizophrène qui se prend à la fois pour George Harrison et Paul MacCartney et un muet qui croit être Ringo Starr. Quitte à reconstituer les Beatles et à obtenir… Abba ! Du fort contingent britannique, on retiendra surtout un regain du cinéma de genre à travers des futurs succès en puissance comme I Swear de Kirk Jones, la destinée contrariée d’un jeune homme en proie au syndrome Gilles de La Tourette qu’incarne l’époustouflant Robert Aramayo ; Fuze de David Mackenzie, un film de casse très réussi qui met les grands moyens ; The Choral de Nicholas Hytner, un Feel Good Movie écrit par le dramaturge Alan Bennett et dominé par Ralph Fiennes en maître de chœur germanophile pendant la Première Guerre mondiale ; & Sons de Pablo Trapero, l’adaptation par Sarah Polley d’un roman de David Gilbert avec Bill Nighy en écrivain reclus qui annonce à ses deux fils aînés que leur demi-frère est en fait… son propre clone ; Dans Bad Apples de Jonatan Etzler, c’est l’actrice irlandaise Saoirse Ronan qui campe une institutrice obligée d’employer la manière forte pour mater un élève totalement dépourvu de repères.
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Signe d’apaisement caractéristique de la mauvaise conscience des Canadiens par rapport à leurs origines, un film diffusé en ouverture de chaque séance du TIFF rappelait inlassablement aux spectateurs que le territoire sur lequel a été édifié Toronto était initialement celui des tribus indiennes primitives qui en ont été chassées et… les remerciait de leur hospitalité ! La sélection intégrait en outre quelques productions représentatives de cette diversité. À commencer par Wrong Husband (Uiksaringitara) du réalisateur inuit du Nunavut Zacharias Kunuk, naguère révélé par Atanarjuat - La légende de l'homme rapide (2001), mais aussi un remarquable documentaire, Aki, the People and the Land de Darlene Naponse, immersion fascinante au sein de la communauté Atikameksheng Anishnawbek du Nord de l’Ontario, et Blood Lines de Gail Maurice, une histoire d’amour au féminin audacieuse parmi les Indiens Métis. Dans la section pléthorique Discovery figurait aussi un premier film bourré de promesses, 100 Sunset dont la réalisatrice Kunsang Kyirong s’attache à la crise identitaire d’une jeune femme originaire de la communauté tibétaine de Toronto avec une indéniable inventivité formelle qui donne envie de la suivre dans ses futures aventures. Parmi une production canadienne inégale, on retiendra aussi deux films québécois : Gagne ton ciel de Mathieu Denis dans lequel Samir Guesmi incarne magnifiquement un homme aux abois saisi par la folie des grandeurs au sein d’une société obsédée par les signes extérieurs de richesse et, en clôture, la comédie sentimentale narquoise Amour apocalypse d’Anne Emond révélée en mai dernier à la Quinzaine des cinéastes, qui traite des conséquences à court terme du réchauffement climatique en prenant pour personnage principal un patron d’élevage canin pour le moins décalé.
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Le prix de la critique internationale a été décerné à Forastera, un long métrage espagnol de la section Discovery dont l’ébauche homonyme au format court figurait en 2020 parmi la sélection de la Semaine de la critique cannoise. Lucía Aleñar Iglesias s’y attache à l’identification d’une adolescente en vacances à Majorque avec sa grand-mère brutalement disparue dont elle porte une robe, fume les cigarettes et joue aux cartes avec les amis de son grand-père qu’incarne le vétéran Lluis Homar. Une merveille de finesse, là aussi bourrée de promesses. Autre cinéaste ibérique, Isabel Coixet est allée tourner quant à elle en Italie Three Goodbyes, l’adaptation du livre Tre ciotole de la romancière sarde Michela Murgia sublimée par ses interprètes, Alba Rohrwacher et Elio Germano. Signalons encore Calle Málaga de Maryam Touzani. Le troisième film de la réalisatrice marocaine du Bleu du caftan et d’Adam s’attache à une veuve espagnole (Carmen Maura) issue de la diaspora installée à Tanger pour fuir le franquisme qui se bat pour rester dans l’appartement où elle a toujours vécu et voit sa vie basculer au moment où elle n’en attendait plus grand-chose après s'être évadée de la maison de retraite où sa fille avait jugé bon de la placer.
Le cinéma sud-américain était lui aussi représenté par quelques œuvres qui soulignent l’éruptivité de ce continent à travers des morceaux choisis de son passé. Il convient de citer notamment It Would Be Night in Caracas de Mariana Rondón et Marité Ugás dans le Venezuela en insurrection de 2017 où une jeune femme qui vient de perdre sa mère se voit expulsée de l’appartement familial par des femmes révolutionnaires et retrouve un ami leader étudiant avant de quitter ce pays où elle laisse tant de souvenirs heureux. Un film à la fois pudique et de bruit et de fureur sur les illusions perdues et la difficulté qu’il y a à devenir adulte. Noviembre de Tomás Corredor est la reconstitution soignée d’un événement traumatique survenu à l’automne 1985 en Colombie par un réalisateur issu de la pub qui en livre un constat purement clinique. Quatre décennies plus tard, Barrio Triste, le premier long métrage du réalisateur de clips Stillz, dresse quant à lui un état des lieux d’une noirceur effrayante de ce pays gangréné par la misère. Un gang d’adolescents colombiens dévalise une bijouterie et tue le propriétaire avant de se replier dans leur favela. Une errance filmée caméra à l’épaule qui multiplie les images symboliques dans un décor de fin du monde où jaillissent des images fantasmées sous l’effet de la drogue et sur une musique syncopée. Changement radical de registre avec le baroque Road Movie mexicain Oca de Karla Badillo dans lequel une jeune nonne quitte son couvent montagnard pour se rendre en ville afin d’y rencontrer un archevêque qu’elle a vu en songe. Beaucoup plus ambitieux, Under the Same Sun (Bajo el mismo sol) se déroule en 1819, avant l’indépendance de la République dominicaine, où un explorateur espagnol, sa compagne chinoise et un déserteur de l’armée haïtienne, ancien esclave devenu ermite, s’associent pour construire un pavillon en pleine jungle afin d’y élever des vers à soie et monter une filature, tandis que des colons français traquent les personnes à éliminer. C’est le troisième film d’Ulises Porra qui soigne particulièrement l’esthétique en donnant une résonance moderne à cette chronique singulière d’un moment méconnu de l’histoire. Son ambition est d’autant plus impressionnante qu’elle s’inscrit dans un certain minimalisme économique.
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Ce compte-rendu serait incomplet sans pointer le dynamisme de la section Midnight Madness, l’équivalent des fameuses séances de minuit cannoises, qui proposait cette année au moins trois films atypiques auxquels on peut d’ores et déjà prédire un avenir prometteur. Junk World de Takahide Hori est le prequel de Junk Head (2017), l’un des films d’animation les plus étranges jamais réalisés. L'œuvre d’un maître japonais de la pixillation qui nous entraîne dans un futur lointain où des créatures non répertoriées investissent le sous-sol. Souvent drôle, constamment inventif, toujours audacieux, c’est l’aboutissement d’un travail qui a mobilisé une équipe d’une douzaine de personnes pendant sept ans. Derrière son titre provocateur, Fuck My Son ! révèle en Todd Rohal un émule allumé de John Waters et de Ti West qui signe l’adaptation délirante d’un roman graphique de Johnny Ryan dans laquelle une vieille femme (campée par un homme) kidnappe une mère et sa fille et les emmène chez elle pour que son fils monstrueux puisse enfin assouvir ses besoins sexuels. Mauvais goût garanti pour un film qui joue avec tous les interdits et érige son classement X comme un titre de gloire. Acquis par Focus Features pour les États-Unis et préacheté par Le Pacte pour la France au vu des courts métrages du réalisateur diffusés sur YouTube, Obsession de Curry Barker relate la rencontre d’un vendeur plutôt timide avec une fille extravagante qui manifeste un comportement possessif pour le moins démesuré. Dès lors, il ne maîtrise plus rien et se laisse embarquer dans un incroyable déchaînement de violence. Le climat général rappelle le film culte de Richard Kelly Donnie Darko (2001) par son art du contre-temps à la lisière du fantastique. C’est dire son potentiel commercial et l’accueil délirant que lui a réservé le public si expansif de Toronto dont la prochaine édition marquera un tournant déterminant en se dotant d’un marché susceptible de lui donner un nouvel élan économique.
Jean-Philippe Guerand
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