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Festival international de Nyon - Visions du réel (15-25 avril 2021)



L’ouverture de l’édition 2021 du festival international Visions du réel de Nyon, le 15 avril, a coïncidé avec le déconfinement progressif des cinémas suisses, en permettant ainsi aux spectateurs locaux de retrouver le chemin des salles obscures et d’une convivialité compatible avec les mesures sanitaires en vigueur. Ce rendez-vous annuel répond parfaitement à son intitulé en proposant en contrepoint du documentaire sous toutes ses formes des tentatives d’appréhender la vie comme elle va, sans qu’il soit toujours possible de distinguer ce qui relève de la fiction traditionnelle. Un melting pot foisonnant qui reflète les soubresauts du monde à travers des portraits impressionnistes et des évocations plus vastes, mais aussi des documentaires portés par une puissante humanité qui permet à l’individu d’incarner une collectivité. Des tentatives d’appréhender une part de vérité à géométrie variable qui utilisent aussi des outils cinématographiques extrêmement divers, en mêlant des moyens d’expression de toutes natures. Voici quelques morceaux épars de ce puzzle passionnant dont certains méritent assurément de trouver leur public en salles…


Il y a dans cette approche du cinéma, qui passe souvent par des formats extrêmes dictés par l’ampleur des sujets, une volonté de se concentrer sur des individus pour dépeindre une communauté, voire un groupe avec l’ambition d’embrasser un peuple tout entier. Une démarche qui peut relever de la synecdoque, cette figure de style utilisée en poésie et appliquée ici au cinéma. Le réel flirte certes avec la réalité mais il entend davantage l’apprivoiser que l’aborder frontalement. La plupart des films regroupés sous cette étiquette s’avèrent indissociables du processus même qui a mené à leur réalisation. Beaucoup d’entre eux se présentent toutefois sous la forme de portraits et de témoignages individuels ou collectifs au travers desquels s’esquisse une réflexion plus vaste sur un mouvement de société ou le destin d’une communauté qui renvoient l’une comme l’autre à la place de l’homme dans le monde.


De l’intimité extrême peut naître une rencontre comme celle de la réalisatrice Venice de Castro Atienza et du gamin de Last Days at Sea (Philippines), section Grand Angle, ou le portrait d’un sosie altruiste d’Elvis Presley comme Jack’s Ride de Marta Popivoda (Portugal), section Latitudes. C’est l’empathie du point de vue qui fait toute la différence sur l’échelle de l’humanisme. De l’immersion du réalisateur parmi un groupe humain peut parfois aussi émerger un témoignage ethnographique dont le caractère épique n’a rien à envier à la fiction, comme The Last Forest de Luiz Bolognesi (Brésil), section Grand Angle. Le mode de narration induit par ailleurs des émotions infiniment multiples, selon la place que décide d’investir le réalisateur par rapport à son sujet. À l’instar du cinéaste israélien Avi Mograbi qui s’implique comme un conteur barbichu pour dénoncer la pérennité d’un système répressif codifié et institutionnalisé dans The First 54 Years. An Abbreviated Manual for Military Occupation (Israël), présenté parmi les longs métrages de la compétition internationale.





Compétition internationale - Longs métrages

Faya Dayi de Jessica Beshir (États-Unis-Éthiopie-Qatar), Grand Prix et Prix de la critique internationale (Fipresci). Splendeur formelle pour un voyage exotique au pays des soufis dans un noir et blanc qu’on croirait confectionné par une alchimiste qui aurait apprivoisé la nuit et le jour dans un creuset. Ce premier film nous invite au voyage dans une contrée lointaine où le temps semble s’être arrêté et dont les habitants mâchent le khat, une petite feuille verte censée garantir l’éternité qui agit comme un stupéfiant sur ses consommateurs. L’Éthiopie des hauts plateaux semble bien loin du monde tel qu’on le connaît. Plus près du Ciel aussi, à n’en pas douter. Enivrée par son sujet, Jessica Beshir filme la vie comme un songe en laissant le temps au temps, avec en filigrane cette envie d’ailleurs qui obsède l’un de ses jeunes protagonistes, soutien de famille trop vite monté en graine pour avoir eu le loisir de rêver. Une méditation d’une grande beauté formelle en provenance du berceau de l’humanité. Un aller sans retour, loin de notre espace-temps traditionnel, d’une maturité impressionnante.





1970 de Tomasz Wolski (Pologne), Prix spécial du jury, nous entraîne dans une Pologne ruinée par un quart de siècle de satellisation soviétique où le peuple crie famine et où les travailleurs se lancent dans deux décennies d’un combat sans merci qui débute par une grève des dockers « non politique mais économique » sur ces fameux chantiers navals de Gdansk où verra le jour dix ans plus tard le syndicat Solidarność. Le fil rouge sonore de cette évocation historique est constitué par des enregistrements des conversations des principaux dignitaires, déconcertés par cette situation qui leur échappe. Des documents extraits récemment des archives nationales qui incitent à une singulière relecture de l’histoire polonaise. Un pur documentaire de création dont les protagonistes arborent les masques des dignitaires de l’époque représentés sous forme de figurines dont la paranoïa aiguë évoque autant le fleuron du Nouvel Hollywood Conversation secrète (1974) de Francis Ford Coppola que l’évocation de l’Allemagne de l’Est par Florian Henckel von Donnersmarck dans La vie des autres (2006). Ce film réécrit la chronique de cette époque de grande confusion en s’appuyant sur des éléments jusqu’alors dissimulés et donnera du grain à moudre aux historiens scrupuleux de vérité comme aux simples citoyens abusés par le pouvoir. De l’association d’images d’archive et des échanges verbaux des autorités émerge un sentiment étonnant de terreur et la mise en place d’une stratégie déroutante calquée sur le modèle soviétique. Tir à balles réelles compris.





Les enfants terribles d’Ahmet Necdet Cupur (France-Allemagne-Turquie), Prix spécial du jury. Avec la complicité d’un frère aîné parti vingt ans plus tôt vers l’Allemagne et d’un cadet soumis qui a du mal à s’insurger, une jeune femme refuse de subir un mariage forcé et de donner naissance à un enfant, alors même qu’elle ne se sent pas encore vraiment adulte. Chronique d’un cas ordinaire devenu le stigmate d’un phénomène de société archaïque où le pouvoir des mâles façonné par les anciens se perpétue en parfaite contradiction avec l’évolution des mœurs et où les filles sont priées de voter comme leur père, sans chercher à réfléchir ou à invoquer une quelconque conscience politique. Ce documentaire subtilement mis en scène autour d’une série de confrontations familiales parfois fracassantes donne à vivre ce séisme culturel à travers l’émancipation de Zeynep, une petite couturière bien décidée à échapper à une fatalité existentielle d’un autre âge qui fait écho au monde dépeint dans le fameux Mustang de Deniz Gamze Egüven par son portrait de la condition féminine dans un carcan paysan séculaire immuable. Avec pour revendication dérisoire le droit à l’insouciance qui caractérise son âge. Un film ouvert comme une fenêtre vers une liberté encore illusoire dans une société sclérosée par des siècles d’obscurantisme où l’affranchissement passe par le savoir.





Courage d’Aliaksei Paluyan (Allemagne) est la chronique de la révolution bélarusse au jour le jour. Un mouvement de foule irrésistible qui a vu le peuple se soulever contre Lukachenko, l’un des pires dictateurs de la planète, en ralliant à sa cause ceux-là même qui avaient reçu l’ordre de le remettre au pas et l’affrontaient cagoulés, de peur d’être reconnus, mais aussi de dévoiler leurs sentiments profonds à peu près identiques. Présenté hors compétition à la Berlinale, ce documentaire nous plonge au cœur même d’un mouvement dont aucun reportage d’actualité n’aurait pu nous donner un aperçu aussi représentatif. C’est vraiment le cœur d’une nation qui en impose le tempo.





Ostrov - Lost Island de Svetlana Rodina et Laurent Stoop (Suisse) montre une poignée d’oubliés de l’empire russe, spoliés par des vice-ministres corrompus, qui vivent repliés sur eux-mêmes en pratiquant la pêche comme des braconniers des mers et évoquent un passé heureux où là-bas, au bord de la Mer Caspienne, le caviar faisait la fortune de la population et dont ne subsiste qu’un monument aux morts entretenu avec soin, tandis qu’à l’école locale, les gamins apprennent comment l’URSS a été spoliée de sa victoire sur l’Allemagne nazie par la propagande américaine, même si une forte proportion de ses dizaines de millions de morts ont été victimes du Stalinisme. Jusqu’à ce travelling final qui isole ce point minuscule en passe d’être rattrapé par la loi du marché et l’impérialisme façon Vladimir Poutine.





Bellum - The Daemon of War de David Herdies et Georg Götmark (Suède-Danemark) s’attache à la déshumanisation progressive de la guerre à travers l’usage des drones. Avec cet objectif fou qu’en 2050, la réalité virtuelle conduira l’intelligence artificielle à dépasser son homologue humaine. C’est ce concept de la guerre propre qui sous-tend la réflexion menée par David Herdies et Georg Götmark. Sinistre présage d’une barbarie désincarnée qui verra la technologie faire le “sale boulot” dans un summum de cynisme. Cette réflexion sophistiquée montre à quel point la surface de la planète et ses infrastructures tendent aujourd’hui à ressembler, parfois à s’y méprendre, à des circuits intégrés. Comme une abstraction ultime qui consiste à transformer les soldats de demain en de vulgaires tueurs de Shoot‘n’Kill confrontés à des cibles pour qui la douleur et la mort sont désincarnées. Simultanément, l’homme va chercher ailleurs d’autres traces de vie et se laisse enivrer par ce paradoxe vertigineux qui verra un ordinateur en fabriquer un autre, encore plus sophistiqué, sans l’aide de l’homme qui l’a conçu. Un point de non-retour imminent et irréversible encore plus étourdissant que le fameux pari de Pascal. Avec l’homme dans le rôle de… Dieu !




Little Palestine (Diary of a Siege) d’Abdallah Al-Khatib (Liban-France-Qatar). Une tragédie provoquée par une guerre étrangère, c’est la situation absurde que décrit ce film qui suit le camp de réfugiés palestinien (statut attesté officiellement par une carte d’identité des Nations-Unies) de Yarmouk, en Syrie, dont les occupants ont survécu de 2013 à 2015 au rythme des bombardements, dans l’indifférence générale. Une enclave assiégée à l’intérieur d’un pays en proie à une effroyable guerre civile qui l’a prise en étau et va peu à peu l’affamer pour mieux l’oublier. Venue sur place pour secourir cette population oubliée de tous, la mère du réalisateur ne va pas compter ses efforts pour secourir ces gens, face à l’honneur bafoué d’une communauté internationale d’autant plus impuissante qu’elle a choisi ce champ de bataille pour régler des enjeux géopolitiques beaucoup plus vastes. C’est un témoignage au quotidien sur les dégâts collatéraux d’une révolution avortée dont la médiatisation a pâti d’un manque cruel d’images et que compensent peu à peu des documentaires “de l’intérieur”. Une chronique de plus sur le pouvoir de résilience d’une communauté ballotée d’une terre à l’autre, comme une variable d’ajustement dont les anciens déclarent que toute fuite constituerait une trahison. Au milieu de ce champ de gravats, les enfants continuent à aller à l’école, en perdant peu à peu leur sourire résigné, tandis que les adultes nettoient les gravats, que l’hôpital est en ruines, que les plus pauvres récupèrent quelques louches de soupe dans des sacs plastiques, qu’un militant répare le câble donnant accès à Internet, mais qu’un pianiste s’installe en pleine rue pour faire chanter ses concitoyens. Un cri de détresse auquel sont restées sourdes les institutions internationales et dont ne nous parviennent aujourd’hui que des échos lointains et trop tardifs. Chronique d’une agonie silencieuse qui aurait eu un impact autrement plus considérable “à chaud”.





The Bubble de Valerie Blankenbyl (Suisse-Autriche). Communauté de Floride née dans les années 80, The Villages occupe désormais près de deux fois la surface de la presqu’île de Manhattan et revendique des perspectives d’expansion sans limites, malgré quelques îlots de résistance sporadiques. Sa population est composée exclusivement de retraités qui évoluent en autarcie dans ce qui ressemble à une sorte de paradis terrestre dans un pays où les plus de 65 ans capitalisent plus de 80% de la richesse nationale. Un prédicateur s’en fait le porte-parole, tandis que les rues de ce meilleur des mondes digne de Brazil sont sillonnées par des voitures de golf et que ses cent cinquante mille résidents de plus de 55 ans évoluent dans une sorte de havre de paix tel que l’avait rêvé naguère… Walt Disney. Dépaysement garanti dans cette alternative ludique au sordide des maisons de retraite qui encourage ses habitants à vivre à leur rythme, mais leur propose des activités dignes d’un club de vacances ! Un ghetto de riches qui reflète la philosophie de l’Amérique moderne dans son souci d’effacer tout ce qui tranche dans le paysage. L’aboutissement concret d’un phénomène qui a transformé la Floride en mouroir à ciel ouvert. Une étendue de maisons identiques parsemées de greens de golf, de courts de tennis, de piscines et de clubs proposant toutes sortes d’activités sociales et ludiques qui concrétisent le fameux fantasme de la civilisation des loisirs, accompagné en permanence dedans comme dehors par une radio périphérique dérivée de Fox News. Cette irrésistible expansion constitue toutefois une aberration écologique de masse que pointent son voisinage relégué peu à peu à bonne distance de cette “bulle”. Avec à l’appui cette question existentielle vertigineuse qu’exprime une résidente de longue date : côtoyer exclusivement des gens de son âge permet d’oublier qu’on vieillit. Terrifiante philosophie de la vie ultra-sécurisée sur les terres de Donald Trump d’où tous les insectes ont été éradiqués. Comme les mauvaises nouvelles de la presse aseptisée qui est réservée à ce lectorat de patriotes en proie à un lavage de cerveau assumé. Édifiant !





Compétition internationale - Burning Lights

Looking for Horses de Stefan Pavlovic (Pays-Bas-Bosnie Herzégovine-France), Grand Prix. On ne compte plus les documentaires dans lesquels le réalisateur part à la recherche de ses racines. En pèlerinage en Bosnie Herzégovine, il est rattrapé ici par un effet de réalité saisissant en la personne de l’homme du lac, un personnage devenu légendaire qui s’est fondu peu à peu dans le paysage. Comme dans un film d’Antonioni, l’objet de la quête initiale s’estompe au profit d’une autre. Celle de Zdravko, un cow-boy égaré qui prétend converser avec les poissons-chats et guetter des chevaux invisibles parmi le paysage qui l’entoure. Un ancien combattant que la guerre des Balkans a rendu sourd, devenu un clochard céleste qui n’a besoin que d’un seul œil pour être heureux et a élu domicile dans une minuscule église dépourvue de paroissiens, à l’écart du bruit et de la fureur. Portrait d’un ermite dont la sagesse irradie ces images avec d’autant plus de force qu’il tente de recomposer un passé flou avec la complicité d’un confident lui-même en verve. Il va pour cela l’aider à sortir de son isolement en l’appareillant et le ramener doucement vers le monde dont il s’est coupé. Quitte à renoncer à sa quête initiale sur la terre de ses ancêtres pour laquelle il aurait dû apprendre plus tôt une langue qui deviendra son passeport pour la mémoire.





Splinters (Esquirlas) de Natalia Garayalde (Argentine), Prix spécial du jury, revient sur une catastrophe industrielle survenue dans les années 90 à Rio Tercero, sous la présidence controversée de Carlos Menem. C’est en détournant le caméscope familial de sa fonction initiale qu’une gamine de 10 ans et son frère, qui rêvaient alors de devenir astronautes, ont immortalisé cet événement sans la moindre arrière-pensée. Retrouvant ces images désormais historiques qui constituent sa première incursion dans ce qui deviendra son métier, la réalisatrice se livre à une enquête serrée en dénonçant un scandale d’État jamais considéré en tant que tel. Le début du film montre l’appropriation de la caméra à travers des plans du quotidien comme toutes les familles en ont filmés, dans un climat d’insouciance rassurant, clowneries comprises. Jusqu’au moment où tout bascule en novembre 1995 avec l’explosion d’une usine d’armement qui provoque une déflagration phénoménale en entraînant un chaos indescriptible… Les images de l’apprentie reporter Natalia montrent ce que les médias ignorent : les gens qui fuient et essaient de s’entraider, la panique qui règne dans les rues jonchées de débris, avant la généralisation du téléphone portable, donc sans moyens de communiquer, de rassurer et d’être rassuré. Avec à la clé des maisons détruites, des infrastructures dévastées et une nature ravagée. La cinéaste y insère peu à peu les images officielles qui détournent l’attention des victimes vers le pouvoir en écartant l’hypothèse d’un attentat, alors qu’aucune enquête n’a été menée et que les indemnités tardent à arriver. La véritable nature stratégique du site affleure. Dans un paradoxe géopolitique insoutenable, il sert notamment à ravitailler la Croatie en munitions, au moment même où l’Argentine se dédouane en fournissant un contingent de casques bleus. La sœur aînée puis le père de la réalisatrice périront par la suite d’un cancer imputable au phosphore contenu par certaines bombes…





The Great Void (Die Große Leere) de Sebastian Mez (Allemagne), Mention spéciale du jury, adopte un postulat particulièrement austère. Il est composé d’une succession de plans fixes d’une nature vide de toute présence humaine, hormis quelques plans de la surface lunaire. Histoire sans paroles dont les paysages nus et austères redessinent la topographie d’une planète en péril dont le désordre naturel accueille çà et là des aménagements artificiels : routes, barrages, poteaux à haute tension. Et aussi des traces de pas, des déchets, des bâtiments à l’abandon, des maisons vides et des autoroutes désertes qui souillent son intégrité pour les siècles des siècles, vestiges de vanités passées où le superficiel prenait le pas sur l’essentiel. Le tout entrecoupé de quelques flashes jaillis d’une autre époque. Un état des lieux qui trouve un écho troublant dans l’arrêt soudain engendré par le confinement, alors même que ces images pétrifiées ont été tournées pour l’essentiel avant même que la pandémie de Covid-19 ne rebatte la carte du monde en la figeant. Avec ces cicatrices profondes qu’ont laissé auparavant les crises économiques successives sur le territoire américain. À l’instar de ce jacuzzi à l’intérieur duquel la nature semble déterminée à reprendre ses droits, de ce système d’alarme d’une sophistication absurde ou de ce court de tennis aménagé au sommet d’un immeuble. Une expérience cinématographique extrême qui donne à réfléchir sur l’absurdité de nos rêves à travers des images qu’on croirait extraites d’un film de science-fiction millénariste. Pixellisation extrême d’une civilisation de l’image que la disparition de la vie rend absurde. Cette expérience nécessaire qui confine (c’est le cas ou jamais de le dire) à l’absurde n’est sans doute que la première d’un nouveau genre né d’un fléau planétaire : le “coronafilm”. Sebastian Mez n’impose rien. Il constate…





Le ventre de la montagne de Stephen Loye (France) s’attache à la catastrophe aérienne de la German Wings survenue en 2015 et à ses retombées sur le site du crash qui a davantage traumatisé la population locale qu’il ne l’a frappée dans sa chair, même si la montagne a mis un certain temps à cicatriser. En adoptant cet angle singulier de la nature outragée, le film dérive vers d’autres horizons, montre l’impact sur une population qui se croyait à l’abri du monde, mais aussi les conséquences de cet accident atypique dont le copilote déséquilibré n’a pas été intégré aux victimes. Pas question non plus ici de chercher d’autres coupables. Soucieuse d’effacer cette tache maudite, la Lufthansa a acheté le périmètre de terre et de gravats dans lequel s’est écrasé l’avion de sa filiale. Comme pour le transformer en sanctuaire silencieux.





Notre endroit silencieux d’Elitza Gueorguieva (France-Bulgarie) s’articule autour de la rencontre de deux jeunes femmes qui ont pour point commun de s’être réfugiées en France : la réalisatrice et Aliona Gloukhova que son désir d’écriture va conduire sur les traces de son père, disparu mystérieusement en Turquie, au moment même où le peuple bélarusse se soulevait contre son dictateur. Au fil de cette quête devenue existentielle, l’une filme, tandis que l’autre va au-devant de son destin, son avenir passant par l’exorcisme d’un passé qui ne lui appartient pas vraiment, mais dont elle a le devoir de percer les mystères pour en faire ensuite table rase. De cette quête naîtront le roman de l’une et le film de l’autre. Comme deux venues au monde en miroir. « Trouver ce qu’on ne cherche pas » : telle est la morale de ce beau film mémoriel.





Dida de Nikola Ilić et Corina Schwingruber Ilić (Suisse) Chez ces gens-là, il est de coutume de pique-niquer sur les tombes pour partager certains événements avec de chers disparus qui sont toujours bien présents dans la mémoire familiale. La solidarité intergénérationnelle conduit les jeunes à veiller sur les anciens et à être le maillon d’une chaîne qui ne cesse de s’allonger. Et lorsque l’aïeule vient à disparaître et que sa fille s’avère impossible de tenir sa place, ce sont les plus jeunes qui se mobilisent pour l’entourer. Une structure familiale anachronique qui permet pourtant aux plus déshérités de survivre dans un monde frappé d’inhumanité chronique. En l’occurrence, des Serbes confrontés à l’essor de l’individualisme où les plus faibles font office de quantité négligeable dans la course au profit.





Searchers de Pacho Veles (États-Unis) distille les fragments d’un discours amoureux désormais conditionnés par les réseaux sociaux en confrontant les utilisateurs de ces sites à l’usage qu’ils font de ces échanges épistolaires instantanés pour trouver l’élu de leur cœur ou de leur corps. Avec cet artifice supplémentaire que constitue le masque obligatoire dans cette ville de New York traumatisée par la pandémie. Une réflexion annexe, mais en aucun cas négligeable, qui prend tout son sens à travers ce processus où l’apparence représente un facteur fondamental. Un jeu de la vérité dont les usagers vont de l’adolescence à… 88 ans, l’âge ne changeant en fait pas grand-chose à l’affaire, hormis une expérience qui se traduit parfois par un supplément de sagesse. Les réflexions de ces “searchers” commentant les profils qui s’offrent à eux sont souvent savoureuses, parfois aussi étonnantes.





Users de Natalia Almada (États-Unis-Mexique) entend montrer à quel point notre civilisation s’est inspirée du cordon ombilical qui lie un bébé à sa mère pour tisser des câbles intercontinentaux sous-marins pour faire circuler nos données qui en sont venus peu à peu à saucissonner une planète déjà sous le regard des satellites aux yeux innombrables. Comme si notre centre de gravité s’était déplacé à notre insu en entraînant une confusion des sentiments désormais planétaire. Ce que nous dit ce film, c’est aussi que notre gestion de l’espace et du temps a été profondément remise en cause par une accélération massive qui a induit un profond bouleversement de la hiérarchie en vigueur et l’avènement d’un monde fou, fou, fou conditionné par la navigation incessante des containers, ces nouveaux nombres premiers de notre univers de consommateurs. Avec à la clé recyclage asservissant, greffes d’organes, voix de synthèse, pixellisation, réalité virtuelle. Et plus globalement un raccourci saisissant de notre monde tel qu’il va… À sa perdition ?





Slow Return de Philip Cartelli (États-Unis-France) nous invite à un voyage singulier en remontant du delta du Rhône à sa source, un simple filet d’eau niché au cœur des Alpes. Une histoire quasiment dépourvue de paroles qui suit le cours d’un fleuve majeur qui se réduit à sa plus simple expression pour esquisser en pointillés le sort de ses riverains, les aménagements qu’ils lui ont fait subir au fil des ans et la façon dont ils s’y sont intégrés, à l’instar de ces vestiges hôteliers du temps des sanatoriums chers à Thomas Mann. Un projet ambitieux qui fonctionne par bribes sans aller jamais jusqu’au terme de sa démarche, ni épuiser le lieu ainsi que le préconisait Georges Perec.





Soldat Ahmet de Jannis Lenz (Autriche) suit le quotidien d’un jeune militaire qui consacre le plus clair de ses loisirs à deux activités artistiques a priori saugrenues : le théâtre et la danse. S’il y applique sa rigueur et son sens aigu de la discipline, il trouve dans ce double exutoire l’occasion d’exprimer ce qu’il ressent au plus profond de lui à travers la parole des autres et sa propre gestuelle. Habile pirouette philosophique.





Grand angle

Lobster Soup de Pepe Andreu et Rafa Molés (Espagne-Islande-Lithuanie) est la chronique d’un monde sacrifié sur l’autel de la mondialisation et du tourisme de masse qui n’a subsisté qu’au rythme précaire de quelques louches d’un breuvage miraculeux. Dans une cabane côtière islandaise perdue au milieu d’un paysage qu’on croirait tout droit extrait d’un épisode de la série Games of Thrones, un homme affable sert sa fameuse bisque de homard à de vieux habitués auxquels sont venus de joindre de plus en plus de visiteurs de passage attirés par son fumet devenu viral dans les guides de voyage et chez les influenceurs, ces nouveaux suppôts du Web. C’est dans ce cadre convivial perdu dans un décor balayé de fumerolles qu’on dirait sorti d’un film de Tarkovski que les uns et les autres refont le monde.





Radiographie d'une famille (Radiograph of a Family) de Firouzeh Khosrovani (Norvège-Iran-Suisse) raconte le déracinement d’un couple à cheval sur deux continents. Tayi est une jeune fille comme les autres dans l’Iran du Shah, Hossein étudie quant à lui la radiologie dans une Suisse prospère et préservée des fracas du monde. Leur union semble contre nature, presque impie par rapport à la loi coranique. Elle débarque au bord du lac Léman comme une princesse orientale et se croit au pays des merveilles, mais aussi dans le royaume du péché. Les images au format carré des home movies sont accompagnées par un dialogue de roman de gare qui traduit la pureté de deux amoureux des années 60 confrontés à un abîme culturel et idéologique, mais aussi à une irrépressible révolution des mœurs. À l’instar de cette interrogation de la jeune femme désireuse de prier et se demandant comment placer son tapis de prière pour l’orienter vers la Mecque. Faute de trouver sa place dans cette chambre d’étudiant en terre étrangère où elle passe ses journées à attendre son compagnon, l’intruse a le mal du pays. Et quand elle regarde des photos, elle découvre un Iran à deux visages qui va désormais établir une ligne de fracture entre eux. À travers l’histoire de ses parents, la réalisatrice dessine des enjeux beaucoup plus vastes au nombre desquels la libération de la femme et le retour de la religion qui conduira à la révolution des Mollahs, à travers l’enseignement du charismatique Ali Shariati érigé au rang de gourou par ses disciples. Avec le port du voile comme variable d’ajustement qui mènera la mère de la révolution au djihad. Et formellement des plans très durassiens d’une chambre dont les réaménagements scandent ce beau film résilient.





Cuban Dancer de Roberto Salinas (Italie-Canada-Chili) épouse la structure désormais familière du Success Movie. Un artiste y va au bout de lui-même pour atteindre son but ultime et échapper à sa condition en intégrant la prestigieuse école de danse du Miami City Ballet ? Chronique de la transcendance d’un jeune homme par un art d’autant moins superficiel qu’il est l’émanation de son corps, donc de ce qu’il possède de plus intime. Pas grand-chose de bien original dans ce documentaire rectiligne et dépourvu d’aspérités qui débute en 2016 pour s’achever quatre ans plus tard, mais dit trop peu de choses de Cuba pour afficher une véritable singularité, sur un thème qui a souvent inspiré la fiction, de Fame (1980) d’Alan Parker à Yuli (2018) d’Icíar Bollaín, malgré la personnalité de cet adulte en devenir qui reviendra en fils prodigue sur son île natale, accueilli en véritable héros, au prix d’une discipline et de sacrifices très ingrats qu’a également dû consentir sa famille en s’exilant temporairement, au cas où… Avec cette variable d’ajustement que constituent les aléas d’une carrière artistique en devenir. Mais comme il le dit lui-même, « être cubain, c’est déjà être un guerrier en soi ».





My Place Is Here (Io resto) de Michele Aiello (Italie). On se croirait dans un épisode de la série Urgences. Sinon que la fièvre qui a gagné l’hôpital municipal de Brescia en mars 2020, en raison d’une flambée foudroyante de Covid-19 a été vécue comme un électrochoc dont témoigne ce film fulgurant. Au début, les gens venaient, on prenait leur température et ils effectuaient un test. Puis la machine s’est emballée, les lits se sont rapprochés les uns des autres et la routine en proie elle aussi à la contagion s’est transformée en situation de crise. Dehors les rues étaient désertes malgré le soleil. À l’intérieur de l’hôpital, les consultations s’accroissaient et les admissions augmentaient, tandis que les malades étaient isolés, presque toujours trop tard pour ne pas avoir contaminé leur entourage. Peu à peu, la tension monte et une forme de panique s’instaure parmi les patients désarmés et un personnel médical submergé par des admissions déjà trop tardives qui ne peut que constater l’étendue des dégâts et doit troquer son impuissance à sauver des patients en détresse respiratoire contre un accompagnement vers la mort, en contradiction avec l’essence même de la vocation médicale qui consiste à soigner. Ce que montre ce film terrassant, c’est la formation d’une lame de fond qui menace de tout dévaster sur son passage. Des soignants carapaçonnés comme des astronautes, des familles en détresse et des diagnostics rectifiés à la lumière d’une pandémie hors de contrôle qui atteindra son point de non-retour lorsqu’il faudra choisir entre deux malades la plus jeune, faute de place en soins intensifs. Avec en guise de dégâts collatéraux l’impossibilité de dire au revoir à ses proches et de les accompagner jusqu’à leur dernière demeure dans une société dont la religion reste consubstantielle. Aux questions d’éthique s’ajoute une réflexion philosophique cruciale qui permet à ce film d’ouvrir la voie à ceux à venir en substituant de nouvelles images et en ajoutant d’autres témoignages aux innombrables pointillés semés par les reportages télévisés. On en retiendra toutefois la force de vie de Giusy la danseuse et de Franco le miraculé…





Latitudes

Difficile de démêler le vrai du faux dans Les affluents (Coalesce) de Jessé Micelli (Cambodge), chronique d’une jeunesse khmère au bord de l’abîme qui doit se battre pour sauvegarder sa dignité, en refusant de céder aux pires démons du colonialisme et de la marchandisation du sexe. Certaines fictions atteignent parfois à ce degré de naturel, mais c’est aussi la particularité du cinéma du réel que de nous introduire parmi les cercles les plus intimes où seuls quelques regards caméra peuvent parfois nous remettre à notre place… ce qui n’est pas vraiment le cas ici où émerge une histoire qui possède un début, un milieu et une fin parfaitement structurés.





Molecules (Molecole) d’Andrea Segre (Italie) évoque l’étrange rapport à Venise du réalisateur qui utilise les films super-huit tournés par son père au début des années 60 pour évoquer des non-dits derrière lesquels se cachent de douloureux secrets de famille. Une quête identitaire qui renvoie dos à dos la cité des Doges pour touristes et un solide ancrage intime. Ce géniteur taiseux, le réalisateur l’évoque en confrontant ses propres souvenirs d’enfance avec ce qu’il en a découvert après sa disparition. Ce pèlerinage, il le planifie pour la mi-février 2020. Mais là, les événements vont le rattraper et donner une autre orientation à son projet échafaudé autour des deux menaces qui pèsent sur Venise : le tourisme de masse et la grande marée qui entraînera sa submersion annoncée. En cette période de mardi-gras, le danger qui vide la ville est sanitaire. Cramponné à son projet et dubitatif, le réalisateur continue à filmer les canaux déserts, les rares passants déguisés pour un carnaval annulé et rencontre des Vénétiens de longue date. En s’offrant une promenade en gondole jusqu'au port maritime déserté par tous ses monumentaux paquebots de croisière, à travers une cité lacustre devenue fantôme. L’irruption du réel dans la réalité, en quelque sorte.





Dédié à l’éditeur et écrivain François Maspéro, Nous d’Alice Diop (France) fait partie de ces films qui regardent leurs protagonistes sans chercher à les influencer. Ici, en l’occurrence, une mosaïque humaine dessine peu à peu le portrait de la banlieue parisienne à travers la foule bigarrée qui la peuple. Sans les juger. Simplement en les observant. Pour mémoire. C’est à l’usage qu’on pourra juger de la profondeur véritable de ce regard qui observe sans juger, en distillant de précieux instants de vie. Et puis aussi ces dix-huit minutes de film au format hi-8 avec lesquels la réalisatrice ressuscite sa mère disparue un quart de siècle plus tôt, en voyant apparaître des inconnus invités à ce qui devait être son dernier réveillon, ou son père établissant le bilan de sa vie. Alice Diop a le mérite de ne pratiquer aucun ostracisme, qu’elle braque sa caméra sur un mécanicien malien transi de froid, des royalistes assistant à une messe en l’honneur de Louis XVI dans les entrailles de la Conciergerie, le dévouement d’une auxiliaire de vie en tournée qui n’est autre que la sœur de la cinéaste, cette ville de Drancy qui entretient le souvenir d’un camp d’internement reconverti en habitations, ces gamins qui regardent passer les avions ou le rituel anachronique d’une chasse à courre. Avec toujours le passé et le présent imbriqués indissolublement. C’est un miroir de la société française d’hier, d’aujourd’hui et peut-être aussi un peu de demain dont le titre résume les multiples enjeux : Nous. Avec en point d’orgue cette scène où des ados lézardent au soleil en écoutant Edith Piaf chanter “La foule” et s’en approprient les paroles.





War and Peace (Guerra e Pace) de Martina Parenti et Massimo d’Anolfi (Italie-Suisse). Né vingt ans à peine avant la Première Guerre mondiale, le cinéma semble parfois avoir été inventé pour témoigner des soubresauts du monde. Ce film ambitionne de mesurer l’ampleur d’un phénomène presque aussi vieux que le monde. Ce que l’homme s’est infligé à lui-même, un œil invisible l’a enregistré sans relâche. Parfois au prix de risques terribles et de ruses inimaginables. Tout commence en 1911 avec la colonisation de la Libye par l’Italie. Il y a déjà de la mise en scène dans cette image des marins débarquant à travers les vagues face caméra, puis cheminant dans les dunes, puis ce panoramique qui présente les multiples activités simultanées des envahisseurs et ce travelling filmé depuis l’arrière d’un train. Tout le vocabulaire du cinéma s’exprime ainsi en l’espace de quelques plans. Cette plongée dans notre mémoire entourée de trésors de précautions (en raison du risque d’abrasion du film flamme) souligne le pouvoir de l’image sur notre conscience collective. On imagine l’impact qu’ont pu exercer ces vues d’actualité sur leurs premiers spectateurs à une époque où le cinéma était encore un art forain. D’un coup, tout l’univers se trouvait à portée de projecteur. De ces images surgies de l’oubli, le film montre l’exhumation et la restauration méticuleuses, avec en contrepoint le décryptage d’un historien et l’ébahissement des premiers témoins du sauvetage d’où affleure un conditionnement concerté des regards à travers la représentation de la guerre selon des critères draconiens. Cet essai dialectique s’avère propice à bien des débats par la multiplicité des voies qu’il emprunte. Il montre en effet comment les caméras sont désormais omniprésentes et participent à une guerre devenue asymétrique, notamment à travers l’utilisation des drones manipulés depuis des abris sécurisés, parfois à l’autre bout de la planète. Sans risque, mais avec une efficacité redoutable. Le raccourci est fulgurant : en cent dix ans, la guerre est devenue “propre” grâce à l’extrême sophistication des moyens de communication qui leur permet d’être omniprésent, comme le fameux Big Brother de George Orwell. Notre époque a troqué le treillis et l’uniforme contre le costume trois-pièces et le survêtement.





The Filmmaker’s House de Marc Isaacs (Royaume-Uni). Du cinéma à la première personne pour une libre variation autour de ce qu’on a coutume d’appeler en littérature l’autofiction. Alain Cavalier est aujourd’hui le maître incontesté de cet art qui consiste à parler des autres en s’intégrant soi-même au récit. Le Britannique Marc Isaacs en a également signé quelques fleurons dont les titres indiquent clairement la teneur : Philip and His Seven Wives (2005), All White in Barking (2007) ou The Road : A Story of Life & Death (2012). C’est d’ailleurs à sa caméra donc à lui que s’adressent ses protagonistes, comme ce SDF slovaque au chevet duquel il se rend, en expliquant que ses héros sont les gens les plus ordinaires, c’est-à-dire ceux auxquels on ne prête bien souvent pas la moindre attention, ni dans les médias, ni dans la rue. Le filmeur dit vouloir guérir et consoler avec sa caméra en incitant ses interlocuteurs à confier ce qu’ils ont sur le cœur. Il accueille donc chez lui une femme qui vient de perdre sa mère, un sans-abri qui se repose sur son canapé, mange à sa table, profite de sa baignoire et renoue avec sa mère à Bratislava, des bricoleurs du dimanche remplaçant une clôture et même une voisine voilée qui vient partager les mets du ramadan, mais explique au réalisateur juif qu’il est un ennemi héréditaire pour les musulmans. C’est toujours avec une pudeur infinie que le cinéaste laisse s’épancher ces ambassadeurs compatissants du vivre ensemble. Des gens comme les autres dont Mike Leigh et Ken Loach ont souvent mis en scène les aléas du quotidien. Avec un chat chasseur de pigeons comme mascotte de cette cour des miracles qui raconte une étonnante expérience de vie.





Il n’y a pas trente-six façons de montrer un homme qui monte sur un cheval (No existen treinta y seis maneras de mostrar cómo un hombre se sube a un caballo) de Nicolás Zukerfeld (Argentine). Derrière ce beau titre à rallonge emprunté à une maxime de Raoul Walsh déformée par les traductions se cache un projet tout aussi étonnant qui devrait séduire tout cinéphile par la richesse de ses archives. Dans un premier temps, un montage d’extraits de films hollywoodiens entend tordre le cou à l’idée reçue selon laquelle chaque situation n’induit qu’un nombre limité de traitements dramatiques. Une théorie largement développée dans les manuels d’écriture de scénarios. S’appuyant sur le droit de citation qui exempte de droits les montages à vocation pédagogique, ce film malicieux sème des poignées de petits cailloux blancs qui soulignent la rémanence de certaines figures de style et mettent en évidence l’existence d’un langage spécifique qui a contribué à façonner notre regard occidental. Tout ça sans l’ombre d’un commentaire. À partir d’une dialectique qui repose sur l’association de séquences, parfois de plans, et met en évidence un véritable conditionnement, ce que nous montre ce film, il revient au spectateur de l’analyser. Quant au discours, il est subliminal. Dans un deuxième temps, le réalisateur remet en cause l’interprétation de la maxime de Walsh citée par l’historien et cinéaste Edgardo Cozarinsky dans un livre paru en 1965, mais aussi par Louis Skorecki dans “Les cahiers du cinéma” quelques mois plutôt. Un jeu de piste fascinant au fil duquel il apparaît que le titre du film devrait plutôt être Il n’y a qu’une seule façon de filmer un homme qui descend de cheval, même si à l’origine il semblait être davantage question… d’entrer dans une pièce ! D’un coup, les images montrées dans le premier chapitre acquièrent une cohérence inattendue. Mais n’en disons pas davantage… C’est un tour de force !

Jean-Philippe Guerand




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