Sous le ciel de Koutaïssi (Ras vkhedavt, rodesac cas vukurebt ?) d’Alexandre Koberidze (Compétition)
Avec Giorgi Bochorishvili, Ani Karseladze, Vakhtang Panchulidze, Giorgi Ambroladze, Oliko Barbakadze… 2h30
Sans doute règne-t-il en Géorgie un heureux micro-climat qui prête à la poésie la plus lunaire. Sergueï Paradjanov et Otar Iosseliani en ont témoigné par le passé. Le jour où Lisa et Giorgi se bousculent à deux reprises successives au milieu d’un carrefour, c’est leur avenir qui s’ébauche. Une caméra de surveillance, une gouttière rouillée et un buisson ont aussi été témoins de leur coup de foudre à des titres divers. Alexandre Koberidze revisite les codes de l’amour et la carte du Tendre, en démontrant que les amoureux sont loin d’être seuls au monde lorsque leur entourage entreprend de veiller sur eux. Quitte à donner un petit coup de pouce au destin et à sacrifier une finale de Coupe du monde fictive remportée par l’équipe fétiche de Giorgi : l’Argentine de Lionel Messi dont les gamins se peignent le nom et le numéro à même la peau. Reste toutefois entre-temps aux tourtereaux à se retrouver, ce qui ne sera pas une mince affaire. Sous le ciel de Koutaïssi est une comédie sentimentale burlesque où tout semble possible, y compris que le spectateur soit prié de fermer puis de rouvrir les yeux à la demande… du film lui-même. À l’intrigue principale viendra s’en superposer une autre qui voit une équipe de tournage réunir des couples du cru pour les immortaliser. Servie par un sens remarquable du cadre et du hors-champ que magnifie une lumière raffinée, cette romance absurde réussit la prouesse de tenir sur une durée généralement peu compatible avec le tempo de la comédie ici alangui. Ces jeux de l’amour et du hasard racontés en voix off distillent un charme tout simplement délicieux qui nous soulage de la sauvagerie du monde qui nous entoure.
Oliko Barbakadze et Giorgi Ambrolashvili
© Faraz Fesharaki / DFFB
All Eyes Off Me (Mishehu Yohav Mishehu) de Hadas Ben Aroya (Panorama)
Avec Elisheva Weil, Leib Lev Levin, Yoav Hait, Hadar Katz… 1h28
Le cinéma israélien nous a habitué à choquer, notamment quand il s’agit d’affaires de mœurs. All Eyes off Me s’inscrit dans cette veine périlleuse de la chronique intime la plus âpre. Un soir à el Aviv, Danny part à la recherche de Max, pour lui annoncer qu’elle est enceinte de lui. Mais le futur père vient de se lancer dans une relation avec Avishag qui est bien décidée quant à elle à le pousser dans ses ultimes retranchements sur le plan sexuel… même si elle a déjà une autre idée derrière la tête. Cette trame est pour Hadas Ben Aroya l’occasion de dresser le portrait d’une jeune femme moderne à travers le point de vue de ses partenaires successifs. La réalisatrice a choisi d’en confier le rôle principal à l’une de ses meilleures amies qu’elle a décidé d’impliquer dès le stade de l’écriture. Cette complicité crève l’écran et passe par une rare audace dans le traitement de l’amour physique qui relève moins de la pornographie ou de l’érotisme que d’une sensualité débridée. Avec ce deuxième film d’une maîtrise qui force le respect, Hadas Ben Aroya se place parmi les espoirs les plus prometteurs de son pays en imposant un regard franc et direct qui traduit la détermination de sa génération.
Death of a Virgin, and the Sin of Not Living de George Peter Barbari (Panorama)
Avec Étienne Assal, Adnan Khabbaz, Elias Saad, Jean Pierre Frangieh, Feyrouz Abou Hassan, Souraya Baghdadi… 1h26
Avec trois représentants dans les différentes sections, le cinéma d’auteur libanais est paradoxalement en force à la Berlinale, au moment où ce pays traverse l’une des plus graves crises identitaires de son histoire. Derrière son titre aussi accrocheur que trompeur, Death of a Virgin, and the Sin of Not Living s’attache aux déambulations d’un quatuor d’adulescents aux portes d’une vie qui leur fait plus peur qu’envie. Tiraillés entre l’envie de quitter leur patrie pour satisfaire leurs ambitions professionnelles et un attachement viscéral à leur terre natale dû pour une bonne part à leur peur de se jeter dans le grand bain, ils déambulent avec une nonchalance et une désinvolture qui rappellent les fameux Vitelloni chers à Federico Fellini. George Peter Barbari a recruté des débutants pour incarner ces gaillards mal dégrossis et exploite au mieux leur maladresse naturelle. Avec une séquence de dépucelage d’anthologie qui en dit long sur l'archaïsme de la condition féminine dans ce pays où le machisme reste un signe dérisoire de virilité. Au terme de cette quête du bonheur noyée dans l’alcool, le constat générationnel de cette parenthèse désenchantée s’avère particulièrement amer.
La guerre de Miguel d’Eliane Raheb (Panorama)
Documentaire. 2h08
Né d’un père catholique conservateur et d’une mère syrienne despotique dont il est persuadé qu’elle l’a toujours aimé moins que son frère Elie, Michel s’est jeté à corps perdu dans une vie d’excès au cours de laquelle il a dû affronter les démons du Liban, combattre au sein d’une milice et céder aux horreurs de la guerre. Même s’il assume ce passé peu glorieux qui l’a aidé à vaincre son complexe d’infériorité, il a cessé depuis longtemps de s’en enorgueillir. Alors il s’est exilé en Espagne, où, devenu Miguel, il s’est laissé étourdir par la Movida post-franquiste et a laissé libre cours à ses pulsions les plus inavouables en assumant enfin son homosexualité à visage ouvert. Ce voyage dans son passé, il l’effectue à l’instigation de la documentariste Eliane Raheb qui le pousse dans ses ultimes retranchements, le confronte à des spectres surgis de son passé, qu’il va jusqu’à faire mine de ne pas reconnaître, et l’accompagne dans un travail de deuil douloureux : celui des illusions perdues d’un petit garçon brimé qui a choisi de jouer avec le feu pour mieux renaître de ses cendres et devenir aujourd’hui un interprète estimé après s’être donné et perdu dans les bas-fonds de Madrid. Souvent choquant et constamment dérangeant, Miguel’s War décortique la catharsis tragique d’un pays otage de ses voisins, le Liban, à travers le destin d’un homme qu’il a bien failli écraser.
The Last Forest (A Última Floresta) de Luiz Bolognesi (Panorama)
Avec Davi Kopenawa Yanomami, Ehuana Yaira Yanomami, Pedrinho Yanomami, Joselino Yanomami, Nilson Wakari Yanomami, Júnior Wakari Yanomami… 1h14
Voici en quelque sorte la version documentaire de films comme La forêt d’émeraude (1985) de John Boorman et The Lost City of Z (2016) de James Gray. Au cœur de l’Amazonie, une tribu subsiste qui communique avec les esprits de la forêt par l’intermédiaire d’un shaman. Jusqu’au moment où font irruption des chercheurs d’or dont l’élimination est la seule chance de survie pour ces hommes primitifs en communion directe avec la nature. Le réalisateur brésilien Luiz Bolognesi s’est fait connaître en 2013 avec le film d’animation Rio 2096 : Une histoire d'amour et de furie qui lui a valu le Cristal du festival d’Annecy. Il dénonce cette fois la menace de destruction qui pèse sur l’une des plus anciennes civilisations de la planète à travers l’irruption de l’homme blanc et les risques de contamination qu’il fait peser sur les jeunes générations d’indigènes. C’est d’ailleurs l’authentique shaman Davi Kopenawa Yanomami avec lequel il a écrit le scénario de ce film qui évite tous les pièges du pittoresque tout en respectant scrupuleusement l’intégrité ethnique de ses interprètes.
Azor d’Andreas Fontana (Rencontres)
Avec Fabrizio Rongione, Stéphanie Cléau, Carmen Iriondo, Juan Trench, Ignacio Vila, Pablo Torre, Elli Medeiros, Gilles Privat… 1h40.
Pour son premier long métrage, le cinéaste suisse Andreas Fontana n’a pas manqué d’ambition. Il en situe l’intrigue dans l’Argentine de 1980 où débarque un banquier privé venu remplacer son associé brutalement disparu, alors que règne une dictature militaire. Non seulement réussit la gageure de reconstituer l’époque avec un soin méticuleux, mais il s’introduit dans les arcanes du pouvoir sous la houlette d’un homme d’influence habitué à frayer avec les milieux les plus huppés et à jouer les bons offices. L’Argentine d’Azor ressemble à un empire décadent où les notables se retrouvent dans les tribunes des hippodromes et dans des clubs extrêmement fermés. Le réalisateur décrit son personnage principal non seulement comme une éminence grise dont les costumes impeccables dissimulent une rapacité décrite comme une nouvelle forme de colonialisme, mais comme une sorte de conquistador des temps modernes pour lequel l’argent n’a vraiment aucune odeur. Plus sobre que jamais, Fabrizio Rongione, acteur fétiche des frères Dardenne, est l’interprète idéal de ce rôle ambigu. La justesse du casting, qui réserve un rôle inattendu à l’ex-chanteuse Elli Medeiros, va de pair avec l’élégance d’une mise en scène qui a le bon goût de ne jamais se montrer ostentatoire.
Hygiène sociale de Denis Côté (Rencontres)
Avec Maxim Gaudette, Larissa Corriveau, Ève Duranceau, Évelyne Rompré, Kathleen Fortin, Éléonore Loiselle… 1h16
Voici peut-être le premier film au monde à intégrer dans sa forme les mesures sanitaires imposées par la pandémie de Covid-19. Denis Côté y aligne des tableaux au sein desquels les personnages respectent une distanciation en s’adressant la parole sans toujours se regarder, jusqu’à disputer un combat de boxe… sans se toucher. Le titre fonctionne par ailleurs comme un autre signe tangible de cet état d’esprit. Antonin croise sur sa route divers personnages vêtus comme au XVIIIe siècle qui conversent toutefois comme aujourd’hui. Une manière habile de souligner l’éternité des sentiments à l’époque des réseaux sociaux. Comme cette phrase prononcée par le héros qui préconise de s’asseoir « au premier rang d’une salle de cinéma pour voir le film avant les autres ». Le dispositif est moins artificiel qu’il ne pourrait y paraître. Au point qu’on finit par l’intégrer, même si Denis Côté systématise cette théâtralisation et assume ses anachronismes parfois savoureux, histoire d’insister sur des sentiments immuables qui traversent les époques. On retiendra de ce film bavard des acteurs étonnants qui assument un postulat théâtral dépourvu de concessions mais pas toujours d’affèteries.
La veduta luminosa de Fabrizio Ferraro (Forum)
Avec Alessandro Carlini, Catarina Wallenstein, Freddy Paul Grunert… 1h28
Un réalisateur et l’assistante de son producteur entreprennent de se rendre à Tübingen pour y effectuer les repérages d’un lointain projet de film qui va se heurter à la réalité du monde d’aujourd’hui. Point de départ minuscule pour un périple minimaliste au cours duquel les protagonistes échangent moins de mots qu’ils ne soliloquent. Elle d’abord, lui ensuite. Un peu comme chez Antonioni au début des années 60. Il y a dans ce voyage à deux une volonté délibérée d’arrêter le temps qui se révèle parfois insupportable à l’écran, mais témoigne d’une démarche esthétique cohérente qui peut aussi forcer le respect. Dans La veduta luminosa (littéralement La vue lumineuse), le cinéaste italien Fabrizio Ferraro se place sous le signe de Friedrich Hölderlin (qui signait du pseudo italien Scardanelli), comme naguère Wim Wenders s’était adossé sur “Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister” de Goethe dans Faux mouvement (1975), un autre Road Movie. Il s’agit pour lui de se débarrasser des oripeaux décoratifs de la reconstitution pour mieux souligner la permanence des sentiments sur le mode le plus austère qui soit. Quitte à perdre parfois le spectateur lassé de contempler le dos de l’ours mal léché qu’il a choisi pour protagoniste principal dans une personnification peu amène de l’artiste maudit.
Jesus Egon Christus de David et Saša Vajda (Perspectives du cinéma allemand)
Avec Paul Arámbula, Sascha A. Gersak, Ben Stein, Angelo Martone, Roxanna Stewens, Zora Schemm… 51mn
Recueilli dans une paroisse évangélique des environs de Berlin où semble avoir échoué toute la misère du monde, sous la houlette d’un prêtre autoproclamé, au contact de la faune d’éclopés de la vie qui l’entoure, dont certains en cure de désintoxication, un psychotique insomniaque s’identifie au Messie au point de laisser son état mental se dégrader. Ce film allemand présenté comme une étude de caractères joue d’une ambiguïté assumée entre fiction et documentaire qui passe par le choix de ses personnages, à commencer par l’interprète incroyable du rôle-titre, Paul Arámbula. Il évoque par son casting et sa radicalité certaines œuvres de Werner Herzog comme Cœur de verre (1976), ce film oublié dont le réalisateur avait choisi d’hypnotiser les interprètes. Malgré une durée qui le classe parmi les moyens métrages et rend son exploitation commerciale hypothétique, Jesus Egon Christus témoigne d’une audace prometteuse qui passe par la large place accordée à l’improvisation et une caméra constamment en mouvement. Retenez les noms des frères David et Saša Vajda. On devrait en entendre parler à nouveau d’ici peu.
Jean-Philippe Guerand
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