Doublement palmés, pour Rosetta en 1999 et L’enfant en 2005, “les frères” comme on les appelle, ont tout gagné à Cannes : prix du scénario pour Le silence de Lorna en 2008 et aujourd’hui Jeunes mères, grand prix pour Le gamin au vélo en 2011, prix spécial du jury œcuménique pour l’ensemble de leur œuvre en 2014, prix de la mise en scène pour Le jeune Ahmed en 2019 et prix du 75e anniversaire pour Tori et Lokita en 2022. Les Dardenne reviennent sur la Croisette avec Jeunes mères, une étude de mœurs dans laquelle ils croisent les destins de cinq jeunes femmes confrontées à une maternité précoce qui se croisent dans une maison commune. Un témoignage choral ancré dans un contexte social défavorisé qui a inspiré aux Belges Jean-Pierre (né en 1951) et Luc Dardenne (né en 1954) un film bercé par l’espoir en devenir que représentent des vagissements et des sourires de bébés, comme un antidote positif à des parents défaillants, des conflits familiaux irrésolus et des pères trop jeunes pour être pleinement conscients de leurs nouvelles responsabilités. Un film parfois douloureux mais souvent aussi souriant. Comme si le fait de donner la vie était aussi un moyen de réparer le passé et essayer de s’assurer un avenir meilleur…
Bande-annonce de Jeunes mères (2025)
de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Quand on travaille sur un sujet de film choral comme celui de Jeunes mères, le travail d'écriture est-il différent ?
Luc Dardenne Oui, c'est différent. Mais comme nous ne voulions pas faire un film choral dans lequel on essaie de construire les trajectoires de chacun en fonction d’un lieu qu’on veut retrouver à certains moments, nous avons déjà essayé de ne pas nous bloquer. À ce moment-là, il n’y avait encore que quatre mères, la quatrième ayant mis du temps à s’imposer, en l’occurrence Naïma que nous avons finalement traitée en l’espace de deux scènes : au début et surtout dans une scène de repas avec une petite fête dans le jardin. Mais sinon nous avons décidé de suivre personnages du début à la fin, tout en sachant évidemment que nous reviendrions par moments dans la maison maternelle, celle-ci étant d’autant plus importante que nous voulions qu’il s’agisse de femmes qui se libèrent d’un passé de carence affective, en évitant de répéter ce que leurs mères avaient fait. En l’occurrence, ces quatre jeunes filles vont se libérer de leur passé grâce à leur enfant.
Avez-vous travaillé séparément sur ces quatre histoires ?
L. D. Oui, en les mélangeant après, nous avons enlevé des choses de chacune d’entre elles pour revenir à la maison maternelle. Par exemple, quand nous écrivions une histoire, nous savions bien qu'à un moment donné, elle venait redormir à la maison maternelle où elle allait essayer de résoudre son problème avec une autre, sans toutefois savoir de laquelle il s’agirait… Nous avons avancé comme ça, en nous disant que ce serait mieux pour préserver la singularité de chaque histoire qu’elle nous apparaisse ainsi, même s’il y a évidemment de l’entraide et de la bienveillance de la part des éducatrices. Sans ce lieu, je crois que le destin de ces jeunes filles serait terrible et qu’elles n'arriveraient pas à s'en sortir, car il s’agit quand même aussi de cinq solitudes et d’autant de manières de vivre leur maternité et d’avoir gardé l’enfant également pour des raisons qui ne sont pas les mêmes ou de s’être illusionnées sur le fait de devenir mères.
Jeunes mères est un film extrêmement positif, pas juste optimiste, ce qui marque aussi une certaine rupture dans votre cinéma après des films où le drame affleurait davantage…
Jean-Pierre Dardenne Au départ, nous nous sommes dit que nous allions raconter cinq libérations : comment des filles essaient d’échapper à leur destin qui est quand même pesant et vont arriver à sortir de cette affaire. Ça a toujours été notre objectif depuis le début, peut-être en réaction à notre film précédent, Tori et Lokita, dans lequel nous nous étions pliés à la réalité qui veut que ces enfants sont tués par ces lieux-mêmes pour lesquels ils travaillent. C’est parce qu’ils deviennent gênants qu’on les supprime. Et même s’il y a quelque chose qui ne va pas, nous nous sommes contentés de nous plier à la réalité afin de ne pas les trahir. Alors que pour Jeunes mères, nous avons pris le parti de réagir, malgré le fait que ce que vivent ces filles est difficile. C’est pourquoi nous nous sommes demandé comment elles allaient tout de même pouvoir essayer de s’en sortir. C’était cela qu’il fallait tenter de raconter. Même si la réalité ne correspond pas toujours à notre fiction, nous ouvrons des voies possibles. La fiction, c’est faire rêver et ouvrir des portes qui sont là, dans la réalité. Comment est-il possible qu’Ariane accepte à un moment donné ? Alors on peut raconter le choix qu’elle fait, même si c’est difficile, et aussi comment Jessica s’obstine. Elles se battent chacune à leur manière pour essayer de s'en sortir tout simplement et c’est ce que nous nous efforçons de raconter à travers tous ces enfants.
Pourtant, à plusieurs moments, on a des doutes, notamment quand vous filmez ce couple insouciant à moto, car on a le sentiment que tout peut basculer en un clin d’œil. Seriez-vous devenus plus fatalistes qu’auparavant ?
L. D. Nous mettons aussi nos personnages en danger quand ils traversent la rue, mais la vie, est si fragile tellement ténue. Et un bébé, c’est encore plus vulnérable. Or, je crois que ce que nous aimons filmer, en fait, c’est cette fragilité-là par rapport à tout ce qui entoure ces jeunes filles, excepté dans la maison maternelle où il y a beaucoup de bienveillance et de douceur. Notre caméra est beaucoup moins heurtée car elle essaie d’épouser en quelque sorte les mouvements et les gestes des personnages, notamment quand on donne le bain au bébé. Là, il faut aussi aller doucement, se placer, puis repartir. Nous avons essayé de trouver un nouveau rapport entre la matière filmée et la caméra. Il y a une osmose et en même temps nous les mettions en danger, ce qui tranchait peut-être effectivement par rapport à nos films précédents. À la lecture même du scénario, alors qu’il n’y avait pas encore de découpage, certains lecteurs parmi ceux qui co-financent ont pensé en effet que quelqu’un allait mal finir. Parce que le destin qui pèse sur les épaules de ces cinq jeunes filles est tellement lourd qu’en tant que spectateur, on attend le moment où ça risque effectivement de partir en vrille. Elles sont ensemble dans cette maison maternelle, mais aussi toutes seules. Ça va aller de mieux en mieux, mais il y a plein d’indices qui montrent que ça peut déraper et même très mal finir.
Vous développez aussi dans Jeunes mères une thèse qui traverse votre cinéma depuis Rosetta, c’est que les femmes sont fortes, alors que les hommes et les garçons sont faibles, fragiles et rarement à la hauteur. Est-ce lié au fait qu’il s’agit aussi d’un film sur les enfants ?
L. D. Je ne dirais pas ça de tous les hommes, parce qu’il y en a quand même un qui se montre à la hauteur avec Julie : Dylan. Et c’était bien pour nous de pouvoir aussi raconter cette histoire-là Alors, ils viennent d’un milieu social défavorisé, mais peut-être pas Julie qui semble plutôt issue de la classe moyenne. Elle va à l'école et il y a le poème. Or, 99% des jeunes filles que nous avons rencontrées étaient seules, sans homme et en tout cas sans le père biologique de leur enfant. Alors s’agit-il d’une défaillance des hommes ? En tout cas, c’est lié au milieu et quand on a 16 ou 17 ans, c’est une fatalité sociale, même si comme nous le disait souvent la psychologue, on raconte aussi que Perla est heureuse d’être mère et de créer une famille, même si son copain n’est pas conscient de la situation. Il y a en effet des jeunes filles qui vont bien tant qu'elles sont enceintes, car elles se sentent mères et qu’elles ont un copain. Mais c’est une manière d’accéder à un nouveau statut, car en tant que mères, on prête enfin attention à elles parce qu’elles portent un enfant. Ça joue aussi. Pour Ariane, ce n’est pas le cas, parce qu’elle voulait avorter et que sa mère n’a pas voulu, et donc finalement c’est sa mère qui avait envie d’un enfant, pas elle, comme elle le lui dit. Donc ce sont des cas différents et très complexes, mais en général, la vraie question qui se pose, c’est le rapport de toutes ces jeunes filles à leurs propres mères. Ce qui affleure aussi assez souvent dans le film, c’est qu’on ne prend jamais au tragique le fait que le garçon soit absent. On ne se dit pas que ça irait mieux s’il était là, car en fait, ça irait souvent plutôt moins bien. C’est mieux qu’il ne soit pas là, comme le dit Naïma, surtout dans son milieu religieux, car elle affirme qu’on lui a appris à ne plus avoir honte d’être une mère célibataire et c’est bien qu’elle l’exprime. Les jeunes mères sont un peu différentes. Elles sont aussi plus indépendantes et peuvent penser se sortir seules d’une situation aujourd’hui, alors qu’auparavant c’était beaucoup plus stigmatisant d’être une jeune femme avec un enfant qu’une jeune femme seule.
Au moment de l’écriture, quand vous avez rencontré les jeunes mères qui vous ont inspirés, avez-vous choisi certaines d’entre elles ou avez-vous plutôt procédé à des mélanges ?
J.-P. D. Au départ, nous nous sommes rendus dans une maison maternelle afin de nous documenter pour un scénario qui n’a jamais vu le jour sur une jeune fille. Et c’est parce que nous avons abouti dans cet endroit que nous avons décidé d’y tourner Jeunes mères, même si nous ne le savions pas encore… Nous avons été saisis par le climat qui régnait dans cette maison : les éducatrices, les psychologues, les jeunes filles qui sont là, les bébés. Il y a un mouvement de vie qui nous a interpelés. Et nous nous sommes dit qu’il faudrait peut-être essayer de partir avec d’autres personnages et de construire nos histoires différemment. Nous avons travaillé sur deux affaires en parallèle et c’est pour l’une d’elles que nous nous sommes rendus dans cette maison maternelle. Et là, il y a eu une espèce de révélation : peut-être que ce serait intéressant de prendre plusieurs jeunes filles qui se retrouvent dans cet endroit et de raconter les histoires de chacune d’entre elles. Mais ce n’est qu’à force d’aller dans cette maison que les choses se sont affinées et que nous avons discuté longuement avec la psychologue. Pas avec les jeunes filles qui étaient toutes mineures et qui n’avaient pas à nous raconter leurs affaires souvent très compliquées. Nous y avons passé un certain temps, donc nous avons pu papoter et bavarder, mais aucune des histoires des cinq jeunes filles qu’on suit dans le film n’est la copie conforme de celles que nous avons rencontrées. Ce sont des mélanges de destins, mais des filles comme Julie sont passées par cette maison maternelle ou sont des condensés de plusieurs personnes. L’intérêt du film est aussi qu’on les voit avant, pendant et après, donc sur un temps quand même relativement long, mais qui n’existait plus au moment où nous avons tourné.
Comment avez-vous géré ce paramètre ?
L. D. C’était tout le problème lorsque nous avons mélangé nos cinq histoires. Nous avons réduit le cas de Naïma à deux scènes. Perla, la petite Noire, ça nous intéressait de la voir avec son landau dans la rue, seule avec son téléphone. Donc, nous avons privilégié ces moments au détriment de ceux où elle était à la maison maternelle et au lieu de la faire téléphoner et chercher son copain, nous avons décidé de la mettre en mouvement dans la ville. Donc il nous a fallu établir des choix. C’est ainsi que nous avons imaginé la scène au cours de laquelle elle donne un bain à son bébé et où l’assistante-maternelle lui dit : “ Regarde, l’enfant te regarde… ” Là, elle est ailleurs, mais elle n’en a pas envie. Et donc on revenait à la maison maternelle dont elle s’échappe le soir. Nous avons décidé que ce serait Ariane à qui on attribuerait un comportement plutôt altruiste vis à vis des deux autres. C’est elle qui va laisser son enfant, mais pourtant elle choisit de s’occuper de ceux des autres. Ça veut donc dire que c’est vraiment un choix raisonné de dire à un moment donné qu’elle préfère confier le sien à une famille d’accueil. Or, justement, nous ne voulions surtout pas la stigmatiser, dans la mesure où sa propre mère déclare que c’est une saloperie d’abandonner son enfant. Certaines choses sont donc venues comme ça en travaillant. Ce n’était pas très rationnel, en fait.
Lucie Laruelle dans Jeunes mères
Est-ce que ça signifie que vous avez tourné davantage ?
L. D. Non, nous avons décanté au stade de l’écriture du scénario. C’est à ce moment-là que nous avons construit, et puis nous savions bien que pour Ulysse, on finirait avec de la musique et que son parcours s’achèverait par un poème. Il nous fallait juste décider si nous finirions vraiment avec elle ou pas, mais il s’agissait plus d’un problème de construction purement technique et de décider si nous restions ou pas et si nous étions avec Perla, Julie ou Naïma.
L’une des particularités du film, c’est que vous ne vous sentez jamais obligé de créer des relations entre ces filles. Du coup, Jeunes mères n’est ni un film à sketches avec des histoires séparées ni vraiment un film choral, dans la mesure où vous ne vous contraignez à rien. Comment êtes-vous parvenu à cet équilibre ?
J.-P. D. Nous nous sommes sentis libres, d’où cette fluidité qui est venue rapidement et à laquelle nous tenions dès le début, même si c’était difficile et que ça a nécessité un peu de temps. D’ailleurs, nous avons voulu abandonner et puis nous y sommes revenus, mais dans ce cas-là, ça veut dire que nous écrivons et que nous supprimons ou alors que nous n’écrivons pas du tout. Parce qu’à un moment donné, nous travaillons ensemble et puis Luc se retire pour écrire seul le scénario. Nous continuons alors à communiquer, mais il y a beaucoup de scènes qui ne se retrouvent pas dans le film, bien que nous ayons éprouvé le besoin de les rédiger à un moment donné pour débloquer certains problèmes au stade de l’écriture. Il y en a même une concernant Perla qui figurait dans le scénario, que nous avons tournée, mais qui a eu du mal à trouver sa place. Alors nous avons décidé de l’abandonner purement et simplement, ce qui nous a permis de créer une ellipse. Encore faut-il choisir les plus judicieuses ou tout au moins les moments les plus opportuns où les placer. En fait, nous avons avancé beaucoup plus vite que prévu et le film s’est bouclé en trente-huit jours.
Ce genre de situation vous est-il déjà arrivé par le passé ?
L. D. Non, pas jusqu’à présent. Mais il nous fallait aussi éviter de construire comme certaines séries : ne pas arriver à un moment de suspense très fort et couper. On ne sait pas ce que va faire Ariane, par exemple : elle quitte sa mère et après ? Mais nous ne coupons pas pour autant à un moment où elle va commettre un geste terrible ou ne pas le faire. Ça, jamais ! Alors il fallait faire attention pour la fluidité, justement, à moins construire, pour être davantage dans la vie, avec les bébés, les mères et moins dans l’écriture. Notre caméra écrivait moins aussi, elle était plus en rapport avec la douceur, la tendresse, et le risque de disparition de nos personnages. C’est très fragile ce qu'elles vivent là. Non seulement elles sont toutes fines, mais elles ont un bébé qui est encore plus fragile et qu’il ne faut pas oublier de nourrir. Nous nous sommes aussi beaucoup plus amusé que sur nos films précédents, que ce soit Rosetta, Le fils, L’enfant ou Deux jours, une nuit. Ici, la présence des bébés a instauré un climat particulier : nous étions plus patients, nous visions moins la perfection et c’était très bien comme ça… Ce que nous n’aurions jamais dit à propos d’aucun autre film.
J.-P. D. Nous espérons que le film a gardé la trace de cette vivacité et de cette fraîcheur que nous avons essayé de maintenir pendant le tournage. Non seulement la présence des enfants a joué un rôle déterminant, mais il y avait quelque chose qui se passait, et en tout cas une fois que nous avions le sentiment de l’avoir saisi, nous passions à autre chose, même si nous savions que ce n’était pas parfait. Faisons confiance à la vie qui circule à travers les plans et espérons qu’elle continue à cheminer à l’intérieur du film. Évidemment il y a des choses qu'on a refaites, celles qui étaient plus difficiles ou que nous ne trouvions pas. La première rencontre entre Jessica et sa mère nous a pris du temps. Pourtant, quand on la voit, ça paraît assez simple. Encore fallait-il trouver le rythme et le tempo les plus justes, des bons silences dans les échanges entre les deux femmes et des détails qui ont nécessité beaucoup plus de temps. Pourtant, cette fois, nous n’avons jamais multiplié les prises de manière pléthorique, alors que d’habitude nous tournons deux fois plus.
Seriez-vous en train de changer de méthode ?
L. D. Nous essayons juste d’être un peu plus légers, sans chercher la perfection qui, à un moment donné, devient une prison.
Dans la maison maternelle de Jeunes mères
Quand vous avez reçu le prix du Festival Lumière pour l’ensemble de votre œuvre, on a pu craindre que vous ne mettiez un terme à votre carrière. Ce changement de méthode correspond-t-il à un nouveau départ à votre rythme coutumier d’un film tous les trois ans ?
J.-P. D. Ce rythme s’est imposé dès le début, entre Je pense à vous et La promesse. Parce qu'en même temps, même si nous ne sommes pas au boulot tous les jours, d’une certaine manière, on ne pense qu'à ça pendant trois ans. Nous voyons d’autres films, nous lisons des livres, nous visitons des expositions, nous produisons d’autres cinéastes en déléguant cette fonction à quelqu’un d’autre, parce que ça nous intéresse de voir le travail des autres, à commencer par Jacques Audiard et Ken Loach avec qui nous avons noué des liens très forts. Nous avons besoin aussi de nous nourrir pour chaque film et de découvrir d'autres choses pour pouvoir repartir. Avec cette fois-ci, les hésitations qui nous ont assaillis entre la fin de Tori et Lokita et le début de notre travail effectif sur Jeunes mères. Nous sommes partis dans des directions différentes et ce sont des moments importants aussi pour nous, mais nous ne perdons pas notre temps. Et même si nous le perdons, c’est bien aussi. Mais c’est quand même aussi une révolution de diminuer de moitié le nombre de nos prises. Normalement, nous tournons nos films en 50 jours, et là on l’a bouclé en 38 pour la première fois. Sur La promesse, nous étions contraints de faire des journées de douze heures, mais là, nous nous étions dit que nous risquions de subir une contrainte inverse parce que nous faisions tourner des enfants en bas âge. Mais, là encore, nous avons eu la chance d’avoir des bébés incroyables qui ont rendu les choses plus faciles.
Comment vous répartissez-vous le travail à deux ?
L. D. Sur le plateau, le cadreur, qui est aussi le directeur de la photo, s’adresse à l’un ou à l’autre. Et c’est la même chose pour les acteurs. Et à un moment donné, l’un de nous deux se consacre davantage que l’autre à la direction du plan et donc les acteurs lui parlent plus qu’à l’autre qui se tient un peu en retrait derrière le combo. Et puis nous alternons, mais ça n’a pas une grande importance. Le moment crucial pour nous se déroule avant. Nous tournons à nous deux l’intégralité des plans prévus dans le scénario avec notre caméra vidéo dans les décors réels, mais sans acteurs. C'est d’ailleurs à partir de ce moment-là que nous précisons aux décorateurs que nous aimerions bien que la porte s’ouvre dans un sens plutôt que l’autre, parce que ça sera mieux pour cacher notre personnage. Nous faisons ça à nous deux et ça prend un certain temps, environ deux mois, quasiment la durée du tournage voire plus. Ensuite, nous refaisons la même chose, mais cette fois avec les acteurs, toujours avec une caméra vidéo et dans les décors. Jean-Pierre est le plus souvent à la caméra et moi je me concentre sur les acteurs. Nous sommes donc toujours en symbiose. C’est la technique qui veut qu’à ce moment-là, nous répétons tout et nous construisons l’intégralité du film en trouvant nos plans. Il nous faut parfois une demi-journée, d’autres trois jours pour régler un plan-séquence. Donc, quand nous nous retrouvons avec notre chef opérateur, avec l’équipe, nous leur expliquons ce que nous voulons et il nous arrive parfois de leur montrer certaines images que nous avons tournées pour expliquer clairement ce que nous voulons faire. Sinon nous disons : ‘ Voilà le plan que nous allons faire ”, mais nous restons ouverts. Parce que si le cadreur propose quelque chose, ou parfois l’agent ou l’acteur lors des auditions, c’est nous qui changeons et il nous arrive même de tourner deux versions différentes du plan.
J.-P. D. Que ce soit lui, moi ou eux, nous sommes tous équivalents et j’aime bien toutes les choses qui peuvent paraître compliquées : les manipulations d’accessoires et comment ne pas perdre son temps à changer de vêtements à cause de taches de Coca sur les habits. Ça n’a l’air de rien, mais quand nous commençons à tourner, tout cela est déjà réglé. Mettre la table là, pour que quand elle tombe, on voie que le corps est à l’autre bout et qu’elle ne soit pas juste en plein cadre. Donc ça va vite et nous pouvons vraiment rester centrés uniquement sur le jeu, les visages, les mouvements des comédiennes et la présence des bébés. Cette fois-ci, nous avons répété plus qu’à notre habitude. C’est peut-être dû à la présence des enfants, et puis ces cinq filles impliquaient des scènes de groupe et des séquences à deux, et les éducatrices avaient aussi leur place. Le tout dans un excellent climat. Même la météo a été favorable. Et ce qui est extraordinaire, nous nous en sommes rendus compte au montage, alors que nous disposions de trois ou quatre bébés de rechange pour chaque rôle, c’est en fait le même qu’on voit pendant tout le film. Même celui de Naïma qui n’a tourné que deux scènes à dix jours de distance. Mais nous en avions quand même prévu un autre lorsque la petite n’a plus voulu jouer. Elle s’est mise à taper des pieds parce qu’elle en avait marre, alors nous avons arrêté. Mais finalement, dans le plan que nous avons choisi parce que c’était le mieux, c’était la petite qui avait déjà joué dans la scène d’avant. Et ça a été à chaque fois comme cela. C’est étonnant quand même. Et l’enfant d’Ariane, quand il est dans la voiture, ce qu'il fait est fou. Parce que, pour le coup, ce n’est plus du casting, là.
Bande-annonce de Rosetta (1999)
de Jean-Pierre et Luc Dardenne
À propos du casting, travaillez-vous toujours de la même façon qu’à l’époque de Rosetta qui a valu un prix d’interprétation féminine à Cannes à la débutante Émilie Dequenne ?
J.-P. D. C’est à chaque fois la même méthode. Sinon qu’aujourd’hui, c’est le fils de Luc, Kevin, qui s’en charge avec la société de casting qu’il a fondée, alors qu’il était trop jeune à l’époque de Rosetta, car il avait le même âge qu’Émilie Dequenne. Aujourd’hui il lance des appels sur les réseaux sociaux où il demande aux gens intéressés d’expliquer ce qu’ils font en quelques mots, pourquoi ce casting les intéresse. Ensuite, à partir de cette base constituée de photos et à 90% de vidéos, il effectue un premier tri. Pour Jeunes mères, Kevin a reçu quatre cents candidatures pour six rôles, les cinq filles et deux garçons. Il nous a montré les trois cents qu’il jugeait valables et nous en avons retenu cent cinquante parmi lesquelles il n’y avait que trois jeunes filles noires, par exemple. Pour le rôle de Jessica, Luc et moi lui avons donné nous-mêmes la réplique alternativement quand elle attend sa mère dans la première scène du film. Nous lui avons dit : “ Tu es dans une gare routière où tu as rendez-vous avec ta mère pour aller à la maison maternelle. Tu attends et il y a un bus qui arrive et s’arrête. Tu le regardes, des gens en descendent, mais personne ne reste à la gare routière. Tu attends un peu, tu téléphones à la dame de la maison maternelle, tu lui parles et tu inventes sa réponse, parce qu’il n’y aura personne au bout du fil. Tu vas attendre encore un petit peu et, à un moment donné, un deuxième bus va arriver et Luc ou moi sera ce bus en se déplaçant. Tu dois suivre mon mouvement avec tes yeux et donner le sentiment que tu vois des gens qui descendent, puis s'en vont, sauf une dame qui reste au point d’arrêt et que je représente. Je te tourne le dos, alors tu vas t’approcher de moi et me dire “ Madame ”, mais je ne vais pas répondre. Tu vas insister : “ Madame… ” Je vais finir par me retourner et tu vas me demander au rythme de ton choix : “ Est-ce que vous attendez une fille qui s’appelle Jessica ? ” Moi, je vais te répondre “ Non ” et je vais me retourner. Et toi, tu seras déçue. Et n’oublie pas que dans une station de bus, on n’est pas au théâtre. ” Voilà l’exercice que nous avons répété cent cinquante fois !
Avez-vous toujours procédé ainsi ?
L. D. Nous nous adaptons aux circonstances et à la nature des rôles. Là, nous avons fait tout de suite des exercices plus physiques pour savoir si elle avait la résistance et nous avons commencé par les regards, parce que suivre un bus qui n’existe pas, c’est déjà un défi en soi. Et puis, quand moi, monsieur d’un certain âge, je suis supposé être ta jeune mère potentielle, que je n’entends pas et que tu dois répéter “ Madame ”, pour que je me retourne, là, vous avez celles qui n’ont pas de patience et élèvent tout de suite un peu la voix. Et quand, Jean-Pierre ou moi, nous nous retournons, il y en a qui réagissent tout de suite et d’autres qui regardent comme si elles découvraient leur mère. Et nous qui jouons, nous le sentons. Et après, quand nous avons terminé, nous disons : “ T’as vu comment elle résistait à mon regard ? ” Et là, il y a celle qui va trop vite et celle qui peut avoir peur parce qu’on la traque, donc il faut recommencer à voir. Il ne faut jamais juger trop vite, mais quand même, celles qui restent et qui vous regardent en disant “ Madame, est-ce que vous attendez une fille qui s’appelle Jessica ? ”, on se dit qu’il y a quelque chose…
J.-P. D. Et puis pour compléter, on dit : “ OK, maintenant tu vas attendre un peu plus. ” Il y en a qui n’y arrivent pas et c’est rédhibitoire : si la personne ne parvient pas à changer ou à moduler, ça ne va pas. Et alors pour terminer, il y a celle qui, quand elle disait “ Madame ”, se retournait et s’est écroulée de rire. Mais ça va, c’était le premier exercice et nous nous sommes bien amusés.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
le 6 mai 2025
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