Film turco-germano-français de Nehír Tuna (2023), avec Doga Karakas, Can Bartu Aslan, Ozan Çelik, Tansu Biçer, Didem Ellialti, Orhan Güner, Isilti Su Alyanak, Ozan Bilen, Emrullah Erbay, Ercan Erdil, Miraç Kaya, Erdi Kökerer, Fatih Berk Sahin, Tolga T. Talay… 1h56. Sortie le 3 avril 2024.
Doga Karakas et Can Bartu Aslan
Du cinéma turc, on ne connaît guère que la frange auteuriste dominée par la figure tutélaire de Nuri Bilge Ceylan, champion ès festivals qui a lui-même succédé au trop oublié Yilmaz Güney. Et puis, de temps à autre, nous parviennent des films épars qui reflètent d’autres talents. Tel est le cas de Yurt, le premier long métrage de Nehír Tuna après plusieurs courts remarqués dans les festivals. Reprenant à son compte une tradition solidement établie, il opte pour la chronique d’apprentissage à travers le personnage d’un adolescent qui passe ses journées dans une école laïque et ses nuits dans un internat religieux où a décidé de l’envoyer son père fraîchement converti afin de donner des gages de soumission à ses coreligionnaires. L’histoire se déroule en 1996, une période clé de l’histoire turque marquée par la cristallisation des crispations entre la société civile et les autorités religieuses à travers l’irrésistible ascension du parti islamiste. Pour le jeune Ahmet, c’est une véritable épreuve de vérité qui passe par des études coraniques interminables, des brimades incessantes et une promiscuité pesante. Avec pour unique élément positif son amitié avec un autre pensionnaire. Sur le plan esthétique, l’usage du noir et blanc renvoie évidemment à bon nombre de classiques du genre, de Zéro de conduite (1933) de Jean Vigo aux Désarrois de l’élève Törless (1966) de Volker Schlöndorff. Qu’importent en fait le lieu et l’époque, le cadre éducatif reste l’antichambre de la société autant qu’un laboratoire humain en modèle réduit.
Doga Karakas et Ozan Çelik
Un film en rappelle souvent un autre, quand il ne lui fait pas carrément écho. Difficile en l’occurrence de ne pas établir un lien direct entre Yurt et Anatolia de Ferit Karahan, situé quant à lui à la même époque dans un pensionnat pour garçons de la Turquie occidentale et sorti en juin 2022. Dans un cas comme dans l’autre, le cadre concentrationnaire ressemble autant à un orphelinat qu’à une maison de redressement et incarne la volonté de l’État de mettre sa jeunesse au pas afin de conditionner une génération de garçons à sa botte. Nehír Tuna insiste moins sur cette discipline de fer que sur la solidarité qui s’établit entre ces deux garçons conscients que c’est leur union qui fera leur force face à une autorité implacable. Le film bascule avec leur fugue où le noir et blanc utilisé pour dépeindre un univers quasiment carcéral laisse la place à la couleur et à un nouvel espoir. Un parti pris esthétique extrêmement fort qui correspond à une trajectoire vers la liberté et évoque aussi par certains aspects la fameuse course finale de Jean-Pierre Léaud dans Les quatre cents coups de François Truffaut, une référence qui demeure incontournable pour tous les cinéphiles. Yurt apparaît en cela comme un film sous influence qui réussit à imposer sa propre musique lancinante et funèbre en utilisant la synecdoque pour nous proposer une réflexion plus vaste sur le régime turc d’hier comme d’aujourd’hui. Une projection politique audacieuse qui a réussi la prouesse d’échapper aux foudres de la censure en adoptant la facture trompeuse de la chronique pour souligner l’isolement de son jeune personnage principal à travers une soif de tendresse insatiable.
Jean-Philippe Guerand
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