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Sébastien Lifshitz : Humain, très humain

Sébastien Lifshitz
© Jean-Philippe Guerand



Avec Madame Hofmann, le réalisateur d’Adolescentes (2019) et de Petite fille (2020) dresse le portrait d’une infirmière cheffe de l’Hôpital Nord de Marseille qui a consacré toute sa vie aux autres. À travers cette femme hors du commun et son équipe, il célèbre aussi le dévouement du personnel soignant qui est parvenu à résister à la pandémie de Covid en empêchant notre système de santé de s’effondrer. Un projet qui est passé par des tours et détours comme Sébastien Lifshitz s’y est accoutumé, lui qui réussit à établir une telle empathie avec ses sujets qu’il insuffle dans ses documentaires une vérité que ne réussirait sans doute à atteindre aucun film de fiction, pas même les siens. Peut-être aussi parce qu’il sait prendre son temps et laisser le réel s’installer à l’écran, sans recourir pour autant au moindre artifice. Son nouveau film est ainsi indissociable de son personnage principal avec qui la caméra en arrive à ne faire qu’un, à un moment déterminant de sa vie et de sa carrière consacrées aux autres. L’aboutissement d’un processus de longue haleine qui inscrit Lifshitz au sein d’une école documentaire française en mutation perpétuelle dont l’être humain reste plus que jamais le centre de gravité et qui le rapproche de son ami et aîné Nicolas Philibert, un autre adepte de l’écoute intime. Né en 1968, cet étudiant en histoire de l’art débute au cinéma avec le court métrage Il faut que je l’aime (1994), consacre un documentaire à la réalisatrice Claire Denis, puis signe le moyen métrage Les corps ouverts qui lui vaut le prix Jean Vigo 1998 ainsi que plusieurs autres récompenses. Suivent Les terres froides (1999), un téléfilm de la collection “Gauche-Droite” pour Arte, les fictions Presque rien (2000), Wild Side (2004) et Plein Sud (2009). Son appétit pour le réel l’incite à se tourner vers le documentaire avec La traversée (2001) auquel il se consacre exclusivement à partir des Invisibles (2012), à travers des films comme Bambi (2013), Les vies de Thérèse (2016) et Casa Susanna (2023), avec une nette prédilection pour les portraits de femmes.



Bande-annonce d’Adolescentes (2019)



Comment est né le projet de Madame Hofmann ?

L’idée est venue à l’origine d’Adolescentes. À la fin du tournage, Anaïs s’orientait en lycée professionnel pour devenir infirmière. En terminale, elle avait effectué un stage à l’hôpital où elle avait rencontré des aides-soignantes et des infirmières. J’étais avec elle pour la filmer et c’est un moment qui m’avait vraiment marqué parce que j’ai vu tout d’un coup cette génération de femmes de l’âge de sa mère transmettre tout un savoir. Le lien qui se créait entre cette jeune fille et ces femmes m’a intéressé. J’ai trouvé ça à la fois très touchant sur la question de la transmission et la responsabilité qu’avaient ces femmes d’accueillir, d’expliquer et de prolonger le désir naissant et donc fragile de ces adolescentes qui ont un peu peur car il faut parler à des patients et procéder à certaines manipulations. C’est comme ça qu’est né le désir de dresser le portrait d’une femme et d’une infirmière. Tout d’un coup, j’ai imaginé qui pourrait être Anaïs vingt ans après… J’avais le désir d’une projection d’elle plus tard. À partir de là, je me suis demandé où faire cela. La question de la ville est toujours déterminante chez moi. Pour Adolescentes, j’avais même procédé à un casting parmi une dizaine de villes moyennes avec mon assistant où l’on avait en quelque sorte flairé l’atmosphère, les gens et ce qui s’y passait. C’est comme ça que Brive m’est apparue comme une sorte de ville idéale par son profil assez neutre socialement parlant : ni particulièrement bourgeoise, ni vraiment défavorisée. C’était important parce que je ne voulais pas que tout d’un coup les personnages soient trop imprégnés par ce contexte afin d’essayer d’avoir au départ les individus les plus neutres possible. Pour ne pas charger d’emblée les protagonistes du vécu des villes. Je voulais pouvoir accéder plus librement à elles, à leurs personnalités et à leur intimité. Alors, pour ce portrait de femme et d’infirmière, je me suis posé une question identique, mais la réponse n’a pas été la même.

 

Pourquoi avez-vous choisi pour cadre l’Hôpital Nord de Marseille ?

Je pensais à Marseille depuis le début, parce que j’avais envie de gens qui soient sans filtre. Il y a là-bas cette culture complètement singulière qui fait que les gens vous parlent très franchement. Il y a aussi cet humour et cette langue provençale qui ressemble en permanence à du Marcel Pagnol. En outre, à l’hôpital, le personnel soignant est contraint à une obligation de confidentialité qui lui interdit notamment d’exprimer son avis à visage découvert. Donc je me suis dit qu’étant donnée la culture locale, je rencontrerais des gens qui n’auraient pas peur de dire ce qu’ils pensent. Or, j’avais besoin de cette authenticité et de cette franchise. Comme j’habite à Paris, procéder à une recherche de soignants à Marseille était délicat, d’autant plus que c’est le moment où s’est déclarée la pandémie de Covid. On m’a parlé d’une directrice de casting nommée Cendrine Lapuyade, une femme extraordinaire qui a notamment travaillé sur Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin et ne craint pas la difficulté. Elle nous a apporté une aide et un soutien très importants par sa connaissance de la ville et des quartiers populaires. Quand les hôpitaux se sont fermés en raison de la pandémie et sont devenus de véritables forteresses, elle m’a rassuré. Toutes les semaines, nous nous retrouvions pour une réunion Zoom au cours de laquelle elle me racontait toutes les rencontres qu’elle avait réussi à organiser. C’est ce qui a préfiguré le film. Cette espèce d’état des lieux qu’elle me dressait de l’hôpital à travers ses rencontres m’a énormément nourri. Quand, à l’issue de la première vague, est arrivé le déconfinement, je suis allé à Marseille où j’ai commencé à rencontrer des soignants. Jusqu’au jour où Sylvie Hofmann a appelé Sandrine pour lui proposer des noms d’infirmières de son service. La conversation avec elle a été telle qu’elle m’a conseillé de la rencontrer. Quand Sylvie est arrivée à notre rendez-vous, elle était remplie de cette première vague de Covid et de l’AVC dont elle venait d’être victime à cause du stress au travail. Elle était donc à la fois épuisée, angoissée et en colère. J’ai pris conscience qu’elle avait quarante ans d’expérience à l’hôpital en tant qu’infirmière et que cette femme était remplie de dix mille vies bouillonnantes et j’ai complètement flashé sur elle.

 

Avez-vous intégré dès cette époque qu’elle allait prendre sa retraite ?

Pas du tout, parce qu’elle-même ne le savait pas. C’est une décision qu’elle a prise pendant le tournage. En fait, elle a craqué. Quand elle m’a annoncé sa décision d’arrêter, j’ai été complétement déstabilisé. Au point de me demander ce que j’allais bien pouvoir filmer, alors que nous en étions à peu près à la moitié du tournage prévu. Ça modifiait totalement le récit du film dans lequel on était embarqué jusque-là. Mais je me suis dit que c’était le principe du documentaire de laisser la réalité imposer sa loi et que j’allais filmer une femme dont la vie est sur le point de basculer quand elle décide de tout arrêter. C’était passionnant d’observer une carrière qui s’interrompt après tant d’années. Sylvie éprouvait une énorme culpabilité à partir, parce qu’elle avait d’autant plus le sentiment d’abandonner ses filles à l’hôpital qu’elle entretenait un rapport maternel avec son équipe. C’est pour ça que j’ai été d’autant plus surpris de sa décision. Mais il s’agissait pour elle de sauver sa peau.



Bande-annonce de Madame Hofmann (2024)



Comment réussissez-vous à convaincre vos producteurs et les investisseurs quand vous vous lancez dans un projet conditionné par de telles inconnues ?

Effectivement, pour pouvoir trouver de l’argent en amont du tournage, j’ai écrit un récit complétement fantasmé d’une infirmière que j’avais baptisée Madame K. J’y racontais les repérages et ma rencontre avec elle. Nous avons envoyé ce texte aux chaînes où tout le monde l’a adoré et nous a dit “ banco ! ”. J’ai alors demandé à ma productrice si elle leur avait bien précisé que ce que j’avais écrit était un portrait de fiction destiné à donner une idée du profil d’infirmière que je cherchais pour l’histoire que je voulais raconter, mais qu’on ne l’avait pas encore trouvée. Elle les a alors rappelés et a réalisé que personne n’avait compris, mais s’est entendue confirmer leur intérêt pour le projet. Mon problème a été que j’avais imaginé un personnage d’à peu près 35 ans avec deux enfants, divorcée et n’arrivant pas à joindre les deux bouts. C’était en fait un profil d’infirmière assez typique, n’arrivant jamais à atteindre des conditions de vie décentes parce qu’elle était sous-payée. Le casting s’était orienté dès le départ vers ce profil type, ce qui dirigeait en fait mon regard et m’ouvrait moins à ce que la réalité pouvait m’apporter de différent. Alors, quand j’ai rencontré Sylvie pour la première fois, j’ai flashé sur elle, mais je me suis dit qu’elle ne correspondait pas à ce profil. J’ai donc mis un certain temps à réagir, mais je n’arrivais pas à l’oublier. Jusqu’au moment où je lui ai demandé si l’on pouvait venir la voir à l’hôpital. Et là, je l’ai vue au travail avec son équipe et l’évidence du film s’est imposée. Quand je lui ai fait part de mon envie de la suivre, elle a été très surprise et m’a demandé : “ Pourquoi moi ? Je suis une femme banale… ” J’ai eu cette intuition qu’elle était un personnage de cinéma, mais il m’a fallu un certain temps pour me défaire du profil que j’avais imaginé et de voir ce que la réalité m’avait apporté. Et c’est pendant le tournage que j’ai compris qu’en fait Sylvie était Madame K, car vingt ans plus tôt, elle était exactement le personnage que j’avais décrit : divorcée avec deux enfants, faisant en permanence des heures supplémentaires, complètement débordée et toujours à découvert.

 

Comment avez-vous justifié cette évolution de votre sujet ?

Ma productrice et moi avons rappelé tous les investisseurs pour leur expliquer la nouvelle donne et ça leur a plu tout autant, car les intentions restaient au fond assez proches. Sylvie et son service constituaient une sorte de miroir de ce que je voulais aussi capter, pas seulement de l’hôpital et du personnel soignant, mais que ce lieu soit aussi le reflet de la société au moment où je la filmais. Comme une sorte de panorama de la France qui viendrait se greffer sur ce portrait de femme. Par la suite, quand je suis entré dans la vie intime de Sylvie, j’ai rencontré sa mère, elle-même infirmière, et j’ai eu accès à une autre génération de femmes, mais avec un parcours de vie incroyable qui lui aussi est un film en soi, avec en plus cette relation mère-fille d’une richesse absolue qui raconte aussi l’évolution des métiers de l’hôpital.

 

Sur combien de temps s’est échelonné ce projet ?

Deux ans, de l’écriture à la fin du montage.


Comment gérez-vous cette notion de temps en menant à bien vos projets ?

Les choses arrivent souvent un peu malgré moi, mais j’anticipe rarement la durée du projet telle qu’elle va se concrétiser. Quand je tournais Adolescentes, Thérèse Clerc m’a appelé pour me proposer de faire un film avec elle, parce qu’elle venait d’apprendre qu’elle avait un cancer, qu’elle était en fin de vie et voulait absolument filmer cet apprentissage de la mort. Elle considérait que c’était quelque chose qui n’était pas raconté et voulait inventer un dernier geste politique à travers ce documentaire intitulé Les vies de Thérèse. C’était complètement vertigineux pour moi de filmer Thérèse en train de mourir, puis de me retrouver à Brive parmi la jeunesse explosive à essayer de saisir le passage du temps. C’est un processus qui a occupé sept ans de ma vie, de la préparation à la postproduction. C’est au-delà d’une expérience cinématographique, mais je l’avais anticipé. Et pendant le montage d’Adolescentes qui a duré plus d’un an, j’ai lancé le casting de Petite fille dont je pensais qu’il durerait au minimum un an, alors qu’il n’a pris que deux ou trois mois. Dès que j’ai rencontré Sasha, il y a eu une urgence à filmer et j’ai commencé à tourner avant même d’avoir achevé le montage d’Adolescentes. Mais rien n’était prévu comme ça au départ. En fait, on n’a aucun contrôle sur la façon dont les choses vous arrivent.



Bande-annonce de Petite fille (2020)



Comment réussissez-vous à travailler simultanément sur plusieurs sujets aussi différents ?

J’essaie d’être très méthodique. J’adore les tournages qui sont comme des chroniques où l’on s’en va et l’on revient, en constatant ce qui a bougé en notre absence. On saisit à la fois la permanence des choses et leur transformation. Il n’y a rien de plus beau que de filmer le temps qui passe et l’évolution de la vie des gens. C’est l’une des expériences de cinéma les plus fortes. Parce que dans une fiction, le temps est tellement contracté que vous êtes obligé d’utiliser des artifices pour pouvoir raconter l’évolution d’un personnage, donc tout est fabriqué. Dans le documentaire, si vous avez cette chance de pouvoir filmer réellement la transformation, c’est une expérience de vie extraordinaire.

 

Le montage constitue-t-il pour vous une épreuve de vérité ?

Pour Adolescentes, par exemple, le montage a été épuisant en raison des cinq cents heures de rushes dont je disposais et que je devais réduire à… deux. Le matériau dont je disposais était d’une richesse folle et le premier bout-à-bout durait douze heures. On s’est même posé la question d’en tirer une série mais avec Tina Baz, ma monteuse, on s’est dit que c’était ce défi qui était beau : essayer de montrer ces cinq années de vie en deux heures de film. Il y avait dans cette contraction quelque chose de passionnant à construire, mais ça nous a demandé beaucoup de temps. Au tout début, je me suis senti submergé par cette masse de rushes, mais Tina a travaillé avec méthode et patience. On avait visionné régulièrement ensemble les images au fil du tournage en les analysant, mais sans commencer le montage proprement dit. C’est grâce à ces séances que j’ai corrigé et précisé des éléments de mise en scène, notamment en ce qui concerne la distance. Quand j’ai commencé à tourner Adolescentes, j’étais terrorisé de me lancer dans cette aventure. Je voulais filmer au plus près Emma et Anaïs, mais j’avais peur que la proximité de la caméra ne soit trop lourde à supporter pour elles. Donc je me suis mis à distance. La première scène que j’ai tournée était un repas juste avant la rentrée scolaire au cours duquel Emma s’est engueulée avec sa mère. Et quand j’ai visionné ces images, j’ai réalisé que c’était tout ce que je ne voulais pas faire : un plan fixe large et frontal où les personnages se retrouvaient en quelque sorte comme des insectes dans un bocal qu’on aurait regardés à distance. Et je devenais une sorte d’entomologiste en position d’observation, même si eux restaient eux-mêmes. C’est mon point de vue qui était complètement faux. Donc je me suis rapproché très vite et j’ai rallongé les focales. Pendant à peu près deux ans, je les ai filmés à une certaine distance. Ce que raconte la mise en scène dans un documentaire, c’est la relation des gens qui sont derrière la caméra avec ceux qui sont devant. J’engage mon regard avec l’idée de parvenir à une subjectivité totale, c’est-à-dire de faire un film non pas sur les gens mais avec eux. D’où l’importance d’être au plus près, ce qui n’est pas évident quand on ne se connaît pas. Et là, au bout de deux ans, je me suis rapproché encore un peu plus, ce qui se voit dans le film. Certes, je suis entré dans leur intimité dès le début, mais à une distance relative. Ce que j’ai aussi filmé, en fait, c’est le parcours de ma relation avec elles, en devenant partie intégrante de leur famille et de leur vie. J’étais obsédé par l’idée d’adopter leur point de vue. En général, le documentaire cherche à objectiver le regard qu’on porte sur le réel en restant dans une sorte de vérité, alors que moi j’essaie de me débarrasser complètement de ça et d’assumer totalement la subjectivité de mon regard. Et c’est en cela que j’opte pour une grammaire de fiction.

 

Votre façon de filmer a-t-elle évolué aussi au fil du tournage de Madame Hofmann ?

Je me suis tout de suite très bien entendu avec Sylvie Hofmann. Elle est difficilement impressionnable et la caméra ne lui faisait pas peur du tout. Au point qu’elle était dans une sorte d’abandon car elle comprenait parfaitement ce que nous étions en train de faire. En tant que cheffe infirmière, elle était aussi accoutumée à mettre en scène sa propre autorité et son savoir dans des situations souvent très délicates, que ce soit avec les patients, les médecins-chefs ou la direction de l’hôpital. Elle était habituée à répondre à des situations d’urgence en prenant sur elle, en contrôlant tout et sans jamais paniquer. C’est aussi une posture d’actrice et une seconde nature chez elle. Sa vie était tellement en débordement permanent que j’ai pu m’approcher tout de suite d’elle pour construire cette subjectivité du point de vue de la caméra, sans jamais la gêner. J’ai dû composer davantage avec son compagnon et sa fille qui sont des gens plus réservés, car il fallait qu’ils s’habituent préalablement à notre présence. Là encore, au bout d’un an de tournage, nous avions instauré une certaine intimité qui nous a permis de nous rapprocher.

 

Comment avez-vous procédé pour vos autres films ?

Pour Petite fille, par exemple, j’étais assez obsédé à l’idée de raconter le film à hauteur d’une enfant de 7 ans, donc j’ai essayé de construire ce lien avec Sasha qui était assez timide et n’utilisait pas beaucoup la parole pour s’exprimer. Mais ce qui était incroyable, c’est qu’on lisait tout sur son visage. Il suffisait d’observer son regard et ses expressions pour comprendre ce qu’elle ressentait en fonction des situations qu’elle traversait. Son visage était une sorte de plaque tectonique sur laquelle on pouvait voir le moindre mouvement intérieur, ce qui la racontait mieux qu’aucun discours. C’est pour ça que j’ai beaucoup utilisé le gros plan pour la filmer. J’ai adoré la famille de Sasha dès le premier jour où je l’ai rencontrée. Je sentais qu’il y avait un amour absolument inconditionnel entre eux tous et qu’ils formaient une sorte de clan ultra-soudé. Les frères et sœurs de Sasha avaient compris qu’il fallait la protéger et ont construit une sorte de bouclier autour d’elle qui a établi un rapport fusionnel d’amour absolu entre eux. C’était palpable dans leur façon d’être ensemble et de se parler. Il faut dire que je suis arrivé à un moment très particulier, en pleine situation de crise. Il y avait déjà deux ans que la famille se battait avec l’école autour de cette question de genre et la mère de Sasha était à bout d’épuisement et de solitude, en raison de cette situation dont elle ne pouvait parler à personne, là où elle habitait. Et quand je suis arrivé avec mon équipe, tout d’un coup, elle a senti comme un soutien, car on ne la jugeait en aucune façon.



Où en êtes-vous, Sébastien Lifshitz (2019)



Comment avez-vous perçu l’impact considérable suscité par le film lors de sa diffusion sur Arte ?

Je pense toujours ne faire des films que pour quelques personnes, en fait. J’ai l’impression que les histoires que je raconte sont tellement particulières que peu de gens vont les comprendre et s’y intéresser. J’avais déjà vécu ce phénomène avec Les invisibles et Adolescentes qui ont suscité une résonnance particulière pour des raisons différentes. Mais je reste toujours aussi surpris de l’impact que provoquent parfois certains films. Quand je travaille sur un projet, je me dis toujours que cela n’intéressera qu’un nombre limité de gens, mais la rencontre avec le public est impossible à mesurer et c’est une question qu’il ne faut pas se poser.

 

Y a-t-il d’autres documentaristes dont vous vous sentez proche ?

J’aime particulièrement Nicolas Philibert avec qui je suis ami dans la vie. Je suis touché par son humanité, la tendresse qu’il manifeste aux individus, son humour et son regard de filmeur. C’est aussi un rapport au monde et une manière d’observer l’humanité qu’il raconte à travers sa mise en scène. Ces derniers temps, j’ai été très impressionné par Les filles d’Olfa que j’ai trouvé absolument fascinant par la façon dont la fiction et le documentaire arrivent à faire émerger la réalité de ses personnages, à la fois à travers le passé traumatique que cette famille a traversé, jusqu’à l’impact qu’ont eu aujourd’hui toutes ces prises de décision de la mère. J’ai trouvé fascinante toute cette question de la résurgence du passé, c’est-à-dire comment on va incarner des situations fondamentales qui se sont déroulées dans le passé. Kaouther Ben Hania invente pour cela un dispositif qui montre à quel point cette réactivation du passé est en soi une expérience bouleversante voire traumatique. En fait, cela ne va pas de soi de suivre le parcours d’une vie et d’aller fouiller le passé pour le ramener au niveau du présent. Ça a un coût d’exhumer des fantômes pour la personne à qui ça arrive.

 

Considérez-vous que les règles du documentaire soient en train de changer ?

En fait, on essaie d’inventer des écritures et des dispositifs qui nous permettent de pouvoir faire apparaître une histoire, car filmer le réel n’est parfois pas suffisant. Et c’est vrai qu’aujourd’hui, probablement à cause des séries, la fiction cinématographique se trouve confrontée à une sorte de crise du sujet, hormis quelques exceptions, et le cinéma filme le cinéma en s’auto-référençant en permanence dans une sorte de boucle. Comme si l’on observait constamment le même reflet. D’où un sentiment de déjà vu très lassant qui détourne parfois le public des films au profit de la série dont le temps de récit immense permet de développer à la fois des dispositifs et des personnages comme jamais auparavant. D’autant plus que certains auteurs de cinéma vont vers la série pour se confronter à des formes et des durées complètement inédites pour eux, ce qui leur permet aussi de réinventer quelque chose de leur propre cinéma.

 

Est-ce ce qui explique que vous vous soyez éloigné depuis si longtemps de la fiction ?

J’ai arrêté la fiction à cause d’un film que j’ai réalisé et qui m’a déçu [“Plein Sud”, en 2009] au point d’altérer mon désir de cinéma. Et la seule manière que j’ai eue de réparer ça a été d’aller vers le documentaire. J’en avais déjà tourné avant, qu’il s’agisse de Claire Denis, la vagabonde ou de La traversée, mais je me suis alors senti plus mûr pour me confronter au récit documentaire. Quand j’ai rencontré Bambi, j’ai découvert un personnage tellement romanesque et d’une puissance incroyable qu’aucun scénariste n’aurait pu imaginer. Je disposais en outre d’un matériau d’archives dont ces films super-huit qu’elle a tournés pendant plus de trente ans et ces tonnes de photographies qu’il y avait quelque chose dans l’histoire de sa vie qui était aussi unique. C’est une sorte de conte.

 

Votre implication personnelle dans vos documentaires ne vous donne-t-elle pas envie de revenir vers certains de vos protagonistes pour montrer ce qu’ils sont devenus ?

Si, bien sûr. J’aimerais beaucoup retrouver Sasha à un moment de sa vie, mais il faut que le désir vienne aussi d’elle. Quoi qu’il arrive, je garde un lien avec tous ces gens que j’ai filmés : ils sont entrés dans ma vie et je suis entré dans la leur. Ce sont devenus des amis et des gens que j’aime profondément, mais le désir d’un film doit vraiment s’exprimer des deux côtés. Après tout, certains d’entre eux expriment peut-être simplement le désir qu’on leur fiche la paix et de retourner dans une sorte d’invisibilité. Être filmé, c’est faire un don de soi en laissant entrer des étrangers dans votre vie. Ensuite il faut que les choses se fassent naturellement autour d’un même désir partagé.

 

Avez-vous entrepris des projets qui n’ont finalement pas abouti ?

Après Wild Side, en 2004, j’ai écrit une fiction pendant deux ans, un conte un peu horrifique que j’adorais, mais je pense que j’étais alors trop jeune et c’était un projet cher dont je n’avais pas mesuré ce qu’il demandait par rapport au peu de films que j’avais réalisés jusque-là. Je l’ai finalement abandonné au bout de dix-sept versions, mais l’idée me taraude parfois d’y revenir. C’est devenu comme une sorte d’objet malade. Un désir de film arrivé trop tôt dans mon parcours, mais ce n’est peut-être pas plus mal. Ça m’a appris qu’il faut aussi parfois attendre et ne pas se précipiter. Certains fantasmes ne sont pas à notre portée.

 

Où en est votre désir de fiction ?

Il revient… Après ces douze ou treize ans continus de documentaires, quel réalisateur serais-je dans une situation de fiction avec des acteurs ? Le documentaire m’a changé et ça pose une question dont je n’ai pas la réponse et qui nourrit mon désir. Aujourd’hui je me suis engagé dans deux nouveaux documentaires en même temps. Dans ce domaine, il faut souvent savoir s’adapter aux circonstances.

Propos recueillis par

Jean-Philippe Guerand







Sébastien Lifshitz
© Jean-Philippe Guerand

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