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“Averroès & Rosa Parks” de Nicolas Philibert



Documentaire français de Nicolas Philibert (2024) 2h23. Sortie le 20 mars 2024.





La raison des plus fous…


Averroès est un philosophe, théologien, juriste et médecin musulman andalou du XIIe siècle, alors que Rosa Parks est une militante américaine emblématique de la lutte contre la ségrégation raciale de la seconde moitié du XXe siècle. Au sein du Pôle psychiatrique Paris-Centre, leurs noms désignent deux unités médico-psychologiques de l’hôpital Esquirol, tristement célèbre jadis sous son appellation infâmante d’asile de Charenton. Nicolas Philibert s’y est installé quant à lui pour creuser le propos de son film précédent, Sur l’Adamant, Ours d’or à la Berlinale 2023. Il se concentre cette fois sur les entretiens individuels et les réunions de groupe qui réunissent soignants et soignés afin de faire circuler la parole dans un objectif thérapeutique. Des conversations à bâtons rompus d’où émergent parfois des idées saugrenues, mais le plus souvent des suggestions et des initiatives empreintes d’une grande raison. On y retrouve évidemment des protagonistes de son opus précédent dans leur environnement quotidien, à travers le regard d’un cinéaste discret dont l’empathie permet des merveilles et suscite même parfois d’authentiques miracles. Lorsque la parole se libère dans ce climat de confiance, on mesure à quel point la frontière est mince entre les gens en proie à certaines pathologies mentales et celles et ceux qui veillent sur eux en les encourageant à sortir de leur isolement et à s’exprimer en toute liberté.





Libération de la parole


Ce sont aussi des voix rares et précieuses qu’écoute et qu’observe Philibert, tant ses interlocuteurs semblent rassérénés par ce lieu clos dont ils maîtrisent parfaitement la topographie sans se sentir à proprement parler “internés”, mais aussi par le réalisateur qui leur est désormais familier et les rassure, même si la caméra ne le cadre jamais, mais qu’il arrive qu’on l’entende. Le réalisateur attentif de La moindre des choses (1997) part d’ailleurs du principe selon lequel « la psychiatrie est une loupe, un miroir grossissant qui en dit beaucoup à la fois sur l’âme humaine et sur l’état d’une société ». Le premier plan du film donne un aperçu aérien de l’étendue de cette ville dans la ville, ou plutôt nichée au milieu des arbres. On y reconnaît des visages désormais familiers dans leur environnement naturel depuis des années sinon parfois des décennies. Nicolas Philibert joue dès lors en quelque sorte le rôle d’un confesseur face à ces gens inadaptés à la société pour qui toute sortie constitue une véritable épreuve de vérité, mais le plus souvent parfaitement conscients de leur état et capables d’en relater précisément les multiples étapes.





Symphonie en trois actes


Ce que le réalisateur a d’abord envisagé comme un complément indispensable à son tournage simultané au centre de jour de l’Adamant finit par le happer pour devenir un deuxième film à part entière qui constitue en quelque sorte le contre-champ du précédent. La parole s’y libère de façon souvent saisissante, parfois même sous une forme revendicative ou critique, et la caméra y contribue pour une bonne part, grâce à la qualité d’écoute exceptionnelle de Philibert qui encourage ses interlocuteurs à lui confier leurs angoisses… mais pas seulement. Il nous met ainsi, nous spectateurs, dans la double position inconfortable d’arbitre et de témoin d’une confrontation qui a le mérite de pointer les carences du système psychiatrique français et de montrer le dévouement infini de ceux qui le représentent tant bien que mal dans un contexte sinistré où le suivi devient parfois aléatoire, faute de places suffisantes pour héberger tous les patients en souffrance, au double sens du terme. Jamais deux sans trois : la trilogie engendre spontanément son pan final sous la forme d’un film plus bref dont le fil rouge est constitué par l’Orchestre, des bricoleurs du quotidien qui interviennent chez les patients pour y effectuer de menues réparations en établissant avec eux un lien qui va bien au-delà. Composé d’une série de vignettes, La machine à écrire et autres sources de tracas sortira le 17 avril 2024.

Jean-Philippe Guerand








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