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“La mère de tous les mensonges” d’Asmae El Moudir



Kadib Abyad Documentaire maroco-égypto-saoudo-quatarien d’Asmae El Moudir (2023), avec Zahra Jeddaoui, Mohamed El Moudir, Ouardia Zorkani, Abdallah EZ Zouid, Zaid Masrour, Asmae El Moudir… 1h36. Sortie le 28 février 2024.





Un nouveau langage


Le documentaire est aujourd’hui devenu un véritable laboratoire qui ne cesse de se réinventer. Rithy Panh a révolutionné ce genre avec L’image manquante où, face à l’absence totale d’archives filmées de la mainmise des Khmers rouges sur le Cambodge, il a reconstitué des scènes de la vie quotidienne à l’aide de figurines pour donner à voir ce que les oppresseurs avaient entrepris d’effacer scrupuleusement. Ce qu’on fait également depuis des films d’animation consacrés à des pays aussi fermés que l’Afghanistan ou l’Iran. Un heureux hasard a voulu que les deux films lauréats de l’Œil d’or au dernier Festival de Cannes se soient inspirés de cette démarche. La réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania a ainsi compensé l’absence de trois des Filles d’Olfa en demandant à des comédiennes de tenir leurs rôles. Quant à la cinéaste marocaine Asmae El Moudir, dans La mère de tous les mensonges, elle lève le voile sur un secret de famille avec le concours de ses propres parents. Son père, maçon et carreleur de métier, a reconstitué pour cela en maquette la maison de son enfance dans ses moindres détails et même une partie du quartier de Casablanca dans lequel elle a grandi. Quant à sa mère, elle a conçu les vêtements que portent les figurines à l’effigie des différents membres de sa famille. Comme de minuscules poupées vaudou. Une démarche mémorielle destinée à faire émerger une vérité cachée. Celle d’une famille, mais aussi celle d’une communauté confrontée à des problèmes communs. Confrontée à l’absence d’archives visuelles, la réalisatrice traque la vérité en reconstituant ses signes extérieurs. Jusqu’à faire tomber les masques et à aller au-delà des apparences en utilisant exclusivement les composantes du cinéma.





Repousser les lois du genre


Au-delà de la reconstitution des souvenirs familiaux dont ne subsistent que quelques photos, Asmae El Moudir confronte ses aînés à leurs responsabilités. Au point de les faire parler d’un événement tragique survenu en juin 1981 que les autorités marocaines se sont efforcées d’effacer de la mémoire de ceux qui en avaient été témoins : les fameuses émeutes du pain dont le pouvoir a fait disparaître quelques centaines de dépouilles afin d’éviter que leurs obsèques ne donnent lieu à d’autres manifestations et n’engendrent une spirale de violence. Derrière la quête intime de la réalisatrice affleure un silence assassin qui fait de ce documentaire si inventif un véritable exutoire et lui a d’ailleurs valu la plus symbolique des consécrations : le grand prix du festival de Marrakech, trophée prestigieux qu’aucun film marocain n’avait jamais réussi à remporter jusqu’à présent. D’un coup cette quête personnelle a pris la dimension d’une œuvre de résilience collective. Son aboutissement est toutefois passé par une véritable épreuve initiatique, notamment quand la grand-mère d’Asmae El Moudir a refusé d’être filmée, elle qui avait déjà interdit naguère à sa famille d’immortaliser par des photos ses événements les plus intimes, en invoquant une prétendue loi divine. La réalisatrice reprend donc ici le pouvoir et en a reçu pour sa part le plus beau des cadeaux : le prix de la mise en scène de la section cannoise Un certain regard. Un comble pour un documentaire qui repousse les lois du genre !

Jean-Philippe Guerand







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