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Asmae El Moudir : Donner une réalité au réel

Asmae El Moudir
© DR



Lauréate de l’Œil d’or, ex æquo avec Les filles d’Olfa de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania, mais aussi du prix de la mise en scène de la section Un certain regard au Festival de Cannes (un comble pour un documentaire !) et l’Étoile d’or du festival de Marrakech (une consécration inédite pour un film marocain), Asmae El Moudir, née en 1990, fait partie de ces documentaristes qui réinventent le genre pour cerner la vérité au plus près, en reconstituant des images inexistantes ou détruites par les censeurs. Une démarche de résilience collective où elle a assigné un rôle précis à chacun des membres de sa famille afin de faire éclater une vérité trop longtemps enfouie sous des simulacres alternatifs. Titulaire d’un master en production de l’Institut supérieur de l’information et de la communication de Rabat et passée par l’université d’été de la Fémis dans le cadre de laquelle elle a réalisé Mémoires anachroniques ou le couscous du vendredi midi (2013) pour lequel elle a dû monter sa propre maison de production. Parmi ses autres courts métrages : La dernière balle (2010), Les couleurs du silence (2011), Premier montage (2015), Harma (2016) et La guerre oubliée (2019) avant de se faire remarquer avec le moyen métrage documentaire La carte postale (2020) dans lequel elle mène une enquête sur l’enfance de sa mère dans une démarche qui préfigure le dispositif développé dans La mère de tous les mensonges.





Comment avez-vous conçu La mère de tous les mensonges ?

Tout est parti d’une simple photo que m’a donnée ma mère en me parlant du village dont elle était originaire. Comme je ne le connaissais pas, j’y suis allé et j’ai sympathisé avec une gardienne de chèvres qui m’a raconté son histoire.


Dans quelles conditions votre documentaire a-t-il été tourné ?

Mon film a nécessité près de dix ans de travail. Ce n’est pas un gros budget. J’ai essayé de raconter cette histoire avec les moyens dont je disposais. La plus grande partie des financements vient de la région Mena mais le projet a également obtenu des fonds à l’échelle internationale après avoir mûri dans des résidences d’écriture. Cette histoire et moi avons grandi ensemble.


Comment s’est mis en place le dispositif du film ?

J’ai commencé à tourner des images en 2013 qui sont devenues par la suite mes archives personnelles dans lesquelles j’ai puisé des traces reconstruites de ma mémoire familiale en intégrant ce processus à l’histoire que je voulais raconter. Plus tard, lorsque le tournage proprement dit s’est concrétisé, mon père, qui a travaillé en tant qu’artisan et restaurateur de bâtiments anciens, a tenu à s’impliquer, en reconstruisant lui-même des décors disparus ou devenus inaccessibles. Or, le propos de mon film est de dire qu’au Maroc, les murs ont des oreilles et qu’il convient souvent de s’éloigner pour mieux se rapprocher. Le titre arabe du film signifie “Mensonge blanc”, ce qui dit tout de son esprit, car il offre plusieurs niveaux de lecture.


Quand s’est déroulé le tournage principal ?

À partir de 2021. J’émergeais alors d’une période de dépression qui s’est révélée fertile et le film m’a aidé à effectuer un travail sur moi et à devenir plus adulte en partant d’histoires qui m’ont été transmises, l’émotion passant systématiquement par les personnages.


Quelle est la principale difficulté que vous ayez rencontrée au cours de cette aventure et quel enseignement éventuel en avez-vous tiré pour la suite ?

La plus grande difficulté est de vouloir faire un film qui raconte le passé sans disposer d’aucune image pour l’illustrer. Alors j’ai dû me baser sur la mémoire orale. C’était donc à moi de créer mes propres archives durant ces dix ans pour pouvoir faire le film. Un des enseignements que je peux en tirer, c’est qu’un film peut prendre des années et qu’il ne faut surtout pas se précipiter. S’il est nécessaire de prendre son temps, alors il faut le prendre, même s’il s’agit de dix années.



Bande-annonce de

La mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir



Quelle conception vous faites-vous de votre métier de réalisatrice ?

C’est le métier que j’ai choisi. C’est un métier difficile, mais si on a la passion, qu’on est tenace, qu’on est prêt à faire des sacrifices, on peut y arriver.


Quel est le stade de la réalisation qui vous tient le plus à cœur ?

Je pleure de joie quand j’arrive à l’étalonnage car mes images retrouvent vie. Les couleurs et la lumière sont la base de tout dans notre métier. Comme les écrivains ont leur plume pour écrire, nous cinéastes écrivons avec la lumière.


Vous sentez-vous des affinités particulières avec d’autres cinéastes en particulier ?

Il y a un grand nombre de cinéastes qui essaient de se réapproprier leur patrimoine et leur passé comme moi. Que ce soit en couleur ou en noir et blanc, nous essayons de le réécrire à notre manière et nous y puisons notre matière. L’identité est au centre de mon propos. Je suis heureuse de porter mon pays à l’écran comme de nombreux autres cinéastes.


Pensez-vous que la vulgarisation des nouvelles technologies soit de nature à faire évoluer votre conception du cinéma ?

Personnellement, je suis flexible, je m’adapte à toutes les technologies. J’essaie de prendre ce qui peut me servir pour mon propos. À mon avis, la vulgarisation des nouvelles technologies est utile pour nous permettre de raconter nos histoires, les vendre et les promouvoir.


Quelle importance accordez-vous au Festival de Cannes ?

Tout réalisateur rêve d’aller à Cannes. Et moi particulièrement, venant du Maghreb où le Festival de Cannes est considéré comme un événement grandiose. Je suis très heureuse que mon premier film ait figuré dans cette sélection prestigieuse. Cannes prend toujours un grand soin de ses lauréats et cela me rassure pour la suite de ma carrière, en espérant qu’un jour j’y reviendrai en compétition, pourquoi pas… Les rêves deviennent parfois réalité.


Avez-vous envie de passer à la fiction ?

Mon nouveau film sera plus réaliste et racontera une histoire à partir de certains objets. Avec toujours cette idée récurrente de partir d’une simple photo. Je suis en développement mais je me concentre.

Propos recueillis par

Jean-Philippe Guerand








Bande-annonce américaine de
La carte postale (2020) d’Asmae El Moudir

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