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Babak Jalali : Citoyen du monde

Babak Jalali

© Jean-Philippe Guerand



Né en Iran en 1978, Babak Jalali a émigré pour l’Angleterre où il a été l’élève de Mike Leigh à la prestigieuse London Film School. Son premier long métrage, Frontier Blues (2009), il l’écrit en partie à Paris dans le cadre de la Ciné Fondation, où il a pour coreligionnaires quatre autres talents en devenir : Fien Troch (Holly, 2023), Sébastián Lelio (Une femme fantastique, 2017), Alexis dos Santos (London Nights, 2009) et Antonio Campos (Afterschool, 2018). En revanche, il va le tourner dans sa ville natale grâce à des financements européens. Il enchaîne en orchestrant dans Radio Dreams (2016) la rencontre improbable de Metallica et du premier groupe de rock afghan, puis signe Land (2018), son unique opus distribué en France avant le film de tous les succès : Fremont, primé successivement aux festivals de Sundance et de Deauville, deux références absolues du cinéma indépendant. Ce film en noir et blanc comme hors du temps, il en a imaginé le scénario avec la réalisatrice italienne Carolina Cavalli. L’histoire pas si simple que ça d’une ex-interprète de l’armée américaine en Afghanistan qui s’intègre tant bien que mal aux États-Unis, en rédigeant les textes sibyllins de ces fortune cookies éphémères qu’on distribue à la fin des repas dans les restaurants chinois, en guise de porte-bonheur bourré de promesses. Tout un programme pour cet inconditionnel de Jacques Tati, Aki Kaurismäki et Roy Andersson qui se reconnaît dans la profonde humanité de ces maîtres du minimalisme bien tempéré.



Bande-annonce de Fremont




Comment vous est venue l’idée de départ de Fremont ?

Mon deuxième long métrage, Radio Dreams, avait déjà été tourné à San Francisco et prenait pour cadre une station de radio iranienne au lendemain de la première intervention américaine en Irak. C’est à cette occasion que j’ai entendu parler pour la première fois de la ville de Fremont où s’était regroupée la plus importante communauté afghane des États-Unis. J’y suis allé par curiosité et j’y ai rencontré plusieurs immigrés parmi lesquels plusieurs ex-interprètes qui avaient travaillé pour l’armée américaine et bénéficiaient en tant que tels d’un visa spécial. Mais, une fois installés, on les avait laissé tomber et ils avaient beaucoup de mal à vivre dans des conditions décentes et à gagner leur vie par leur travail. Ces histoires m’ont beaucoup intéressé. Je savais en outre qu’il y avait eu aussi des femmes interprètes mais n’en ai pas rencontrées. Avec ma coscénariste, Carolina Cavalli, nous avons pourtant décidé de raconter l’histoire de l’une d’entre elles. En effet, j’étais alors perturbé par la représentation que donnaient généralement les médias et le cinéma des femmes afghanes. On les montrait toujours comme des femmes au foyer qui ne sortaient jamais de chez elles, n’avaient pas de travail, vivaient dans des conditions archaïques, ne tombaient jamais amoureuses et n’avaient pas le droit de rêver. Or, ça ne correspondait pas du tout aux femmes afghanes et iraniennes exilées que j’avais eu l’occasion de rencontrer. Celles que je connaissais étaient plutôt indépendantes, avaient quitté leur foyer et nourrissaient de véritables ambitions. C’est l’une d’elles que nous avons voulu montrer, car je suis persuadé que toutes les jeunes adultes, d’où qu’elles viennent, du Niger au Cambodge en passant par la France, partagent des préoccupations et des aspirations voisines.


Pourquoi avez-vous décidé de faire travailler votre personnage principal dans une fabrique de fortune cookies ?

Il existe deux entreprises de ce type depuis plus d’un demi-siècle, l’une dans les faubourgs de San Francisco, l’autre à Auckland. Celle qu’on voit dans le film est l’une d’elles dont les machines sont demeurées inchangées depuis les origines. Les messages qu’on trouve dans les fortune cookies sont rédigés par deux ou trois personnes. Ce qui m’a plu, c’est cette concomitance de la production industrielle de masse des gâteaux avec l’aspect artisanal qui entoure la rédaction de ces messages. J’ai aimé l’idée que ces rédacteurs à la chaîne bénéficient en outre d’une véritable liberté lorsqu’ils écrivent. La particularité de ces textes est de ne jamais rien promettre, mais d’être délibérément allusifs voire poétiques. Carolina et moi avons commencé par visiter l’une de ces usines en touristes. J’ai été séduit par l’aspect vieillot de ce travail à la chaîne que j’ai eu envie de filmer. Ce n’est qu’ensuite que ma coscénariste a eu l’idée d’exploiter les possibilités que représente cette activité à travers la fatalité en laquelle veut croire notre héroïne, Donya. Le fait qu’elle se retrouve en situation d’offrir des possibilités à ses lecteurs anonymes en exploitant ses propres fantasmes nous paraissait passionnant.


Fremont évoque aussi une sorte de choc des civilisations à travers la rencontre de cette réfugiée afghane avec ses employeurs, quant à eux issus de la communauté chinoise, le tout dans une Amérique qui ressemble moins à un melting pot qu’à une salade de fruits…

C’est la raison pour laquelle nous avons tenu à introduire dans cette histoire la communauté chinoise qui est particulièrement importante à San Francisco. En effet, elle s’est installée dans cette région à l’époque de la construction des premières lignes de chemin de fer. Ils sont donc installés là depuis des décennies, mais il nous semblait intéressant de les confronter en tant que tels à des immigrants de fraîche date. En immigrant aux États-Unis, on peut penser que Donya s’est sentie étrangère dans un pays étrange et que ce contact qu’elle établit avec des gens qui ont vécu une expérience similaire il y a très longtemps a pour elle quelque chose de plutôt rassurant, aussi différents puissent-ils être à ses yeux. Il était intéressant de mettre en scène ces interactions qui peuvent s’établir entre des communautés différentes au cœur même de l’Amérique profonde.



Anaita Wali Zada dans Fremont



Comment avez-vous choisi votre interprète principale, Anaita Wali Zada ?

Nous n’avons pas procédé à un casting traditionnel. Nous avons posté des messages sur les réseaux sociaux afin de toucher les ressortissants de la communauté afghane. Les réponses ont évidemment été très nombreuses, de New York à la Californie en passant par le Nebraska et j’ai organisé des rencontres en visio avec les candidates. Le problème était qu’il s’agissait pour l’essentiel d’immigrées afghanes de la deuxième génération qui étaient nées aux États-Unis. En tant que telles, elles s’exprimaient en anglais sans accent, mais ne parlait pas le pachto, la langue pratiquée en Afghanistan. Anaita m’a écrit quant à elle un mail pour se présenter dans lequel elle m’expliquait qu’elle habitait dans le Maryland, à proximité de Washington où elle était arrivée six mois plus tôt, en août 2021, lorsque le retour des Talibans avait entraîné l’évacuation des Américains de Kaboul où elle avait laissé sa famille. Elle avait 22 ans, ne parlait pas parfaitement anglais, mais était intéressée par ma proposition. Je lui ai alors donné plus de détails sur le film. J’ai perçu immédiatement dans son visage un mélange de malice et de mélancolie qui correspondaient parfaitement au personnage. En outre, l’histoire personnelle d’Anaita aurait pu être celle de son personnage, Donya, même si elle n’avait pas été interprète pour l’armée américaine. Elle a abordé cette aventure avec beaucoup de courage et a accompli des progrès significatifs en anglais. Elle était si déterminée qu’elle a surmonté des explications parfois redoutables en s’identifiant à son personnage qu’elle a nourri de son vécu.


Le film joue pour une bonne part sur les expressions de son visage. Quelles consignes lui avez-vous prodigué dans ce sens ?

Quand nous nous sommes lancés dans l’écriture de ce scénario, en 2016, l’état du monde était pour le moins différent. Aux États-Unis, Donald Trump venait d’être élu et en Angleterre où je vivais, le Brexit avait triomphé. À cette époque, les médias comme les politiciens jouaient sur la peur et incitaient les gens à se défier et à se craindre les uns des autres, en alimentant des réflexes primaires et dévastateurs. Ils allaient jusqu’à imputer le chômage et la crise du logement aux immigrés en nourrissant un fort climat de xénophobie propices à la résurgence des nationalismes. Des gens qui vivaient jusqu’alors en parfaite intelligence avec leurs voisins et leurs collègues commençaient à s’en méfier sinon à s’en défier. J’ai revu récemment le documentaire de Barbara Kopple Harlan County, USA dans lequel elle a filmé en 1976 et j’ai été sidéré de voir la solidarité et l’humanisme qui régnaient au sein de cette communauté minière du Kentucky qu’elle a filmée. Pourtant, en 2016, ces mêmes personnes ont voté à 90% en faveur de Trump. Ce qui est arrivé au cours de ces quarante ans a donc été dévastateur. Non pas que ces gens soient devenus méchants, mais on a attisé leurs peurs. Or, il s’est passé la même chose dans le Nord de l’Angleterre suite à la fermeture des mines et au déclin de l’industrie sidérurgique. Plutôt que d’imputer la faute à des décisions politiques, en l’occurrence au libéralisme effréné de Margaret Thatcher, on a préféré désigner des boucs émissaires parmi la population issue de l’immigration et les médias se sont contentés de relayer ce discours populiste. Quand nous avons écrit ce film, c’est donc un élément que nous avons gardé à l’esprit en permanence pour montrer combien la peur de l’autre n’est pas un sentiment naturel, mais plutôt le fruit d’une manipulation des esprits. Personnellement, j’ai quitté l’Iran quand j’étais enfant avec mes parents et j’ai grandi en Angleterre. Je me sens pourtant particulièrement proche des Afghans qui constituent une communauté très importante en Iran, mais sont le plus souvent traités comme des parias, alors même que nous partageons beaucoup de points communs sur le plan de la culture, des traditions et même de la langue, le farsi étant très proche du pachto. Cette injustice m’a fait réagir dès l’enfance, quand je croisais les nombreux réfugiés qui avaient réussi à franchir la frontière et qui se retrouvaient ensuite livrés à eux-mêmes sans la moindre assistance.


En avez-vous fréquentés à l’école ?

Non, pour la simple raison qu’ils suivaient leurs études à part, sans se mêler aux enfants iraniens, tout simplement parce que la loi le leur interdisait. J’ai donc nourri très tôt un fort sentiment de culpabilité vis à vis des Afghans en général. Ce sont en outre des gens d’une incroyable gentillesse qui manifestent une puissance de résilience inimaginable qui leur a permis de subir successivement l’occupation soviétique, le régime des Talibans, l’intervention américaine puis aujourd’hui le retour de l’obscurantisme. Cela m’explique que tous mes films comportent un élément afghan, quel qu’il soit.



Bande-annonce de Land (2018) de Babak Jalali



Pourquoi n’avez-vous jamais tourné en Angleterre où vous vivez ?

J’ai tourné un film en Iran produit par des Européens, deux aux États-Unis et une coproduction européenne au Mexique. Tout s’est passé de façon très naturelle, en fait. Je me suis familiarisé avec certaines sources de financement notamment européennes à l’occasion de mon séjour parisien à la Ciné Fondation. Certains d’entre nous préparaient leur premier film, d’autres leur deuxième voire plus. J’en ai conservé des relations avec quatre de mes camarades dont deux figurent aujourd’hui encore parmi mes meilleurs amis : Fien Troch, Sébastián Lelio, Alexis dos Santos et Antonio Campos. C’est une expérience qui nous a ouvert les yeux et nous a incités à nous montrer les copies de travail de nos films et à échanger des conseils qui se sont avérés très utiles.


Fremont évoque par son ton les œuvres de jeunesse de Jim Jarmusch et notamment Stranger than Paradise. Ce réalisateur figure-t-il parmi vos références ?

J’y ajouterai Permanent Vacation et Down by Law. J’ai également une passion pour l’humanité qu’expriment les anti-héros d’Aki Kaurismäki, les réalisateurs taïwanais Edward Yang, Tsai Ming-liang et Hou Hsiao-hsien, ainsi que Roy Andersson. J’adore leur sens de l’observation un peu décalé, mais aussi pour certains d’entre eux un sens de la composition très étudié. Chez eux, les personnages se trouvent volontiers embarqués dans des situations qui les dépassent où ils doivent se montrer tels qu’ils sont. C’est quelque chose que j’admire et qui me touche au plus haut point.


Que pensez-vous de Jacques Tati ?

Il fait également partie des cinéastes qui m’ont influencé, même si je n’ai pas du tout son perfectionnisme. Je voue également une admiration sans bornes à Robert Bresson. Lors de mon séjour à la Ciné Fondation, il y avait une affiche d’un de ses films dans chacune de nos chambres. J’ai donc passé plusieurs mois avec celle d’Au hasard Balthazar face à mon lit. Il y a de pires compagnies !



Bande-annonce d’Au hasard Balthazar (1966)

de Robert Bresson



Quelle est votre doctrine en tant que cinéaste ?

Je ne fais ni auditions ni répétitions avec mes interprètes. Avec les non professionnels comme Anaita Wali Zada, je préfère avoir de longues conversations. Mes trois premiers films étaient interprétés exclusivement par des non-professionnels. Fremont est en fait le premier dans lequel j’ai choisi de les mêler à de véritables comédiens, notamment Gregg Turkington qui incarne le psychiatre et Jeremy Allen White qui incarne le mécanicien dans la dernière partie du film. Entre-temps, il est d’ailleurs devenu assez célèbre grâce à la série télévisée The Bear qui lui a valu plusieurs récompenses. Le danger de répéter avec des non-professionnels est qu’ils se mettent à agir mécaniquement et en viennent à perdre leur authenticité. Pour les autres, je me contente de leur demander ce que je veux que leur personnage me raconte à un moment précis de mon histoire. En revanche concernant le cadre et les mouvements de caméra, je prépare beaucoup.


Faites-vous beaucoup de prises ?

Très peu. Je trouve que la répétition use les acteurs et leur fait perdre l’essentiel : la spontanéité. Je préfère leur parler avant et entre les prises. C’est plus efficace que de les multiplier indéfiniment. Le danger est de mettre trop de pression sur leurs épaules, ce qui peut entraîner deux conséquences opposées : tout devient trop mécanique ou surjoué. Mais j’ai parfois des surprises. Par exemple, dans la scène ou Donya doit hurler sous le balcon de son voisin, à la fin de la première prise, je lui ai demandé de parler plus fort pour exprimer sa colère. À la deuxième, comme sa voix était toujours trop faible, j’ai dû insister. Et finalement, comme elle n’y mettait pas assez d’ardeur, elle m’a dit qu’elle n’y arrivait pas… parce qu’elle n’avait jamais crié sur personne de toute sa vie ! Résultat, c’est la scène qui a exigé le plus grand nombre de prises.


Le film terminé ressemble-t-il beaucoup à votre scénario initial ?

Oui. J’ai beaucoup improvisé dans mes trois premiers films. Pour le deuxième, Radio Dreams, le script ne faisait qu’une quarantaine de pages, ce qui signifie que nous avons beaucoup brodé à partir des situations décrites. Pour Fremont, nous étions contraints par la durée limitée du tournage : seulement vingt jours. Par ailleurs, Anaita était de presque tous les plans, alors que c’était sa première expérience, et il était exclu de lui demander d’improviser.

Propos recueillis par

Jean-Philippe Guerand








Babak Jalali

© Jean-Philippe Guerand

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