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Alex Lutz : Brouilleur de pistes

Alex Lutz
© D.R.



Longtemps, le grand public a réduit Alex Lutz à son rôle de la pipelette Catherine dans le tandem cocasse et caustique de cancanières qu'il formait avec son complice Bruno Sanches en Liliane. C’est tout naturellement que ce Strasbourgeois rompu au théâtre subventionné dont les seul-en-scène se jouent à guichets fermés entraîne son partenaire de sept saisons et leur co-scénariste Tom Dingler dans sa première réalisation, Le talent de mes amis (2015). Cette comédie de potes n’a d’autre prétention que de lui permettre de prendre ses marques entouré de sa garde rapprochée. Simultanément, il se produit comme interprète dans des comédies qui lui permettent d'élargir ses perspectives : du Nazi ricanant Heinrich von Zimmel d’OSS 117 : Rio ne répond plus (2009) de Michel Hazanavicius au baron de Sonneville de Turf (2013) de Fabien Onteniente, en passant par un lointain descendant de Jean Reno dans Les visiteurs : La Révolution (2016) de Jean-Marie Poiré et l'alter ego journaliste du groom de Franquin dans Spirou et Fantasio (2018) d'Alexandre Coffre. C'est le moment que choisit Alex Lutz pour signer Guy, biopic atypique d'un chanteur imaginaire dont l'interprétation lui vaut le César du meilleur acteur en 2019. Une performance qui lui vaut des propositions de plus en plus flatteuses : un joueur de tennis aux abois dans Cinquième set (2020) de Quentin Reynaud, un chanteur lyrique dans À l'ombre des filles (2021) d’Étienne Comar et un fils entraîné par le déclin de ses parents dans Vortex de Gaspar Noé. Après La vengeance au triple galop, une parodie de soap opera destinée à sa maison de cœur, Canal +, et avant d’endosser le rôle du mécène Pierre Bergé dans la série “Kaiser Karl” réalisée par Audrey Estrougo et Jérôme Salle, il signe et interprète Une nuit, un huis clos sentimental, en tête à tête avec Karin Viard sous le ciel de Paris. Une romance en trompe-l’œil qui a fait la clôture d’Un certain regard à Cannes. Sans faux semblants… ou presque. Alex Lutz y confirme une fois de plus sa nature de caméléon.



Bruno Sanches et Alex Lutz en Liliane et Catherine



Qu’est-ce qui déclenche votre envie de réaliser un film ?

Pour Une nuit, c’était une dispute dans le métro dont j’ai été témoin il y a des années, sans vraiment savoir si ça donnerait un jour naissance à une pièce de théâtre ou à quoi que ce soit d’autre. Cette altercation m’a inspiré d’y associer immédiatement après une étreinte torride dans une cabine de Photomaton, laquelle est en l’occurrence un pur fruit de mon imagination. Je considérais les arguments échangés par cet homme et cette femme tellement charmants, cette manière qu’ils avaient déjà de décortiquer la façon de se dire pardon, que j’ai trouvé beaucoup de séduction chez ces personnes qui s’étaient bousculées dans une rame de métro et qui avaient exagérément monté en épingle cet incident somme toute banal pour qui est habitué à fréquenter les transports en commun. Donc je m’étais noté ça dans un carnet en me disant que ça pourrait constituer un joli point de départ… Le film est parti de cette envie simple. Le précédent, Guy, est né quant à lui d’un désir de réaliser un documentaire de cinéma à partir d’une idée originale.


À votre désir de réalisateur, s’ajoute en outre un plaisir d’acteur…

C’est vrai que c’est avant tout l’occasion de pouvoir jouer des rôles qui vous donnent du plaisir.


Comment s’est organisée l’écriture du scénario d’Une nuit ?

J’ai pris l’habitude de noter des choses dans un carnet. Il peut s’agir d’une conversation, d’une situation incongrue, d’une forme, d’une musique… Ça ne donne souvent rien, mais c’est parfois aussi des éléments très anciens qui datent de l’époque où je faisais du théâtre subventionné. Certaines idées continuent à m’obséder dont je n’ai pas toujours fait quelque chose…


Avez-vous pensé d’emblée à Karin Viard en écrivant Une nuit ?

Oui, je tenais à ce que ce soit pour elle. J’ai évoqué le thème, puis on a imaginé ensemble des idées de situations, je me suis concentré sur l’histoire avec Hadrien Bichet, puis Karin est revenue dans la ronde de l’écriture avec nous.



Bande-annonce d'Une nuit d'Alex Lutz



Qu’est-ce qui a été le plus compliqué sur ce film ?

La nuit, parce que c’est fatigant. La durée du tournage a été très courte : 14 ou 15 jours qui nécessitaient cependant une endurance considérable. Il y avait de longues séquences, mais un nombre de décors assez limité. C’était donc à la fois long et pas long. Ce temps ramassé faisait partie intégrante du défi que représentait le film, mais cette urgence, l’état émotionnel des personnages et l’issue du film s’accommodaient bien de ces conditions de tournage. Nous avons tourné en juin 2022 par des nuits courtes d’été au cours desquelles le soleil se lève vite, ce qui nous mobilisait tous dans un sentiment d’urgence et a sans doute exercé une influence indirecte sur le résultat.


Un tel dispositif laisse-t-il tout de même une place réelle à l’inattendu ?

Tout était écrit et les enjeux étaient parfaitement définis séquence par séquence. En revanche, leur ordre importait au fond assez peu et nous aurions sans doute pu nous amuser à intervertir certaines d’entre elles. À partir de l’allégorie d’un couple au cours d’une seule nuit, le temporis s’avère assez libre. En revanche, tout était écrit, y compris les dialogues. Je conçois mes scénarios un peu comme des nouvelles, mais ensuite les interprètes sont libres. Certains rendez-vous de dialogues sont impératifs et fonctionnent en quelque sorte comme un horaire de bus, mais pour y arriver, on a la possibilité d’emprunter des chemins de traverse, ce qui autorise des improvisations, un timing qui s’adapte à son rythme émotionnel et parfois aussi des répliques qui viennent de l’un ou de l’autre pour aboutir au fameux échange détaillé dans le scénario. Ça permet un sentiment un peu accidenté, tout en soulignant une forme de vérité qui me semble indispensable.


Le film a-t-il été tourné dans l’ordre chronologique ?

Majoritairement, mais c’est fondamental pour ce genre de film.


Peut-on considérer que chacun de vos trois premiers films explore une zone spécifique du cinéma ?

J’éprouve le besoin impératif de fabriquer un nouvel objet à chaque fois. Pas nécessairement en expérimentant un nouveau concept, mais en modifiant de multiples paramètres afin d’entrer dans un nouvel univers et une nouvelle histoire.


Est-ce la raison qui vous a conduit à devenir réalisateur ?

Entre autres, mais même quand je suis acteur, je n’aime pas avoir l’impression de répéter quelque chose qui ressemble à ce que j’ai déjà fait, sous peine de d’altérer ma curiosité et mon enthousiasme.


Est-ce une question de défi ?

Non, ce n’est pas une performance sportive. C’est plutôt une question de plaisir. Sur le plan artistique, j’ai besoin d’être tout le temps en création et en créativité. Ça me permet de rester constamment en alerte.


Qu’est-ce qui motive vos choix en tant qu’acteur ?

J’aime l’inattendu et en tout cas ne pas recommencer. Dans À l’ombre des filles d’Étienne Comar, 5ème set de Quentin Reynaud ou Vortex de Gaspar Noé, qui est pour moi un chef d’œuvre bouleversant dans lequel je ne tiens qu’un troisième rôle, j’ai le sentiment que la barre était placée très haut, mais je n’ai pas tourné tant de films que ça. Je considère qu’on m’a offert de beaux rôles qui sont des challenges surprenants et étonnants. En plein feu de Quentin Reynaud est un objet en tant que tel autour d’une relation père-fils avec André Dussollier que j’ai adorée. J’ai vraiment eu beaucoup de chance.



Françoise Lebrun et Alex Lutz

dans Vortex (2021) de Gaspar Noé



Paradoxalement, vous avez tourné nettement moins de comédies qu’on ne pourrait le penser…

S’il y a de très bonnes comédies, j’y vais avec le même appétit, mais il se trouve que j’ai été tellement servi par ce que j’ai pu faire, que ce soit Catherine et Liliane ou mes deux spectacles qui ont connu de vrais succès publics et m’ont procuré un bonheur fou. Le second, “Alex Lutz : Triomphe !”, a tourné pendant près de cinq ans et a beaucoup évolué au fil du temps. Donc je n’ai pas nécessairement envie de me répéter et je préfère prendre ce qui me travaille et qui me donne l’occasion de proposer des choses, mais ça peut être complètement dans la comédie. Là, j’ai accepté des propositions pour des plateformes qui sont des rôles à participation et m’ont donné l’occasion de retrouver des copains. J’ai éprouvé du plaisir à refaire le clown car j’adore ça.


Avec Le talent de mes amis, vous avez réalisé une sorte de premier film idéal. Qu’en pensez-vous rétrospectivement ?

Effectivement, j’aime le regarder avec bienveillance, parce qu’il est truffé de maladresses. Je l’ai tourné à l’époque où Catherine et Liliane cartonnait, mais j’ai préféré tourner une triangulaire amicale avec mes deux copains, Bruno Sanches et Tom Dingler. C’est un vrai premier film, mais également une découverte en profondeur de ce que représente l’exercice du cinéma.


Qu’en est-il de votre fidélité à Canal+ et aujourd’hui Studiocanal ?

Je leur ai certes été fidèle, mais c’est aussi parce qu’ils m’ont soutenu sur des objets tellement dichotomiques que je ne peux que les remercier de leur confiance. Les unités du Cinéma et de la Création originale auraient pu me mettre la pression pour que je me contente de répéter Catherine et Liliane, mais ça n’a pas été le cas. Ils ont compris que je ne voulais pas faire des émissions, mais que je souhaitais être acteur, réalisateur et créer des choses dans une totale liberté éditoriale et je ne peux que me féliciter qu’ils m’aient accordé leur confiance jusqu’à présent.


Appréciez-vous de passer d’une fonction à l’autre ?

Ça m’est nécessaire. J’ai terriblement besoin de tous mes objets artistiques, sans être pour autant capable de les hiérarchiser. L’écriture est juste un petit peu plus fastidieuse pour moi, parce que c’est plus scolaire et moins un travail d’équipe à proprement parler. Moi, j’aime avant tout le mouvement et le jeu. Je suis davantage un chien d’extérieur : il faut me sortir.



Bande-annonce de Guy (2018) d’Alex Lutz



Le regard des autres sur l’acteur que vous êtes a-t-il contribué à vous faire évoluer ?

C’est tout l’intérêt de travailler avec d’autres gens : vous vous ouvrez à leurs univers. Et puis, c’est très paisible. J’adore faire l’acteur exclusivement pour des gens, parce que je laisse complètement les clés de tout ce qui est ailleurs et qui concerne la construction et le financement de projet et la constitution d’une équipe. Alors quand je peux me limiter à n’être qu’acteur et me livrer à l’univers de quelqu’un d’autre, je trouve ça génial, parce que c’est aussi le fruit d’une rencontre. Or, c’est ce qu’il y a de plus beau dans la vie de donner quelque chose à quelqu’un. Alors il faut y mettre tout son cœur, toute sa vérité, toute sa loyauté insufflés par les choix de la réalisatrice ou du réalisateur, par ses choix d’écriture, de montage et la hiérarchie de ses scènes. Et tant mieux si ça vous échappe un peu…


Quels sont vos projets ?

Je m’attache actuellement à l’adaptation et à la réalisation de Connemara, le livre de Nicolas Mathieu, dans lequel je ne jouerai pas. C’est une aventure qui m’excite, mais qui n’en est encore qu’à ses débuts, bien que j’espère pouvoir la monter d’ici la fin de 2023.


Quelle importance accordez-vous à la direction d’acteurs ?

Je suis venu à la mise en scène quand j’avais ma compagnie de théâtre et j’adore les actrices et les acteurs dont le talent ne cesse de m’émerveiller et de me surprendre, quels que soient leur génération et leur registre. J’ai éprouvé un tel bonheur à travailler avec eux jusqu’à présent que je ne suis pas près de m’en lasser.

Propos recueillis par

Jean-Philippe Guerand







Bande-annonce de Cinquième set (2020)

de Quentin Reynaud

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