Documentaire français de Sylvain George (2025) 2h44. Sortie le 5 novembre 2025.
Ce film est le dernier pan d’un triptyque de dix heures sur les voies de l’exil composé de Nuit obscure - Feuillets sauvages (Les brûlants, les obstinés) (2022) et Nuit obscure - Au revoir ici, n’importe où (2024), sortis simultanément. Il s’attache en noir et blanc à des SDF venus d’ailleurs qui traînent dans les rues de Paris et que notre mauvaise conscience nous a appris à ignorer pour ne pas avoir à leur venir en aide. Sylvain George a pris tous les risques afin de rendre un semblant d’humanité à ces errants qu’il a suivis au long cours au fil de leurs pérégrinations et qui ne cadrent pas avec la vision traditionnelle que nous avons des migrants, ces personnages récurrents du cinéma contemporain revêtus d’une cape d’invisibilité par nous autres, Occidentaux confits dans notre égoïsme. L’usage du noir et blanc contribue à intemporaliser ce tableau de mœurs dont aucune fiction n’aurait pu atteindre l’intensité. Non seulement il gomme les signes extérieurs du quotidien par son parti pris esthétique assumé, mais il implique de véritables tours de force, par exemple lorsque le cinéaste accompagne des hommes dans le bois de Boulogne se réchauffant autour d’un feu d’où s’échappent quelques étincelles et des braises. Il colle ainsi au plus près de ces “invisibles” (pour lesquels il l’est aussi devenu à force de les côtoyer) et s’insinue au cœur d’une intimité illusoire, tant ces êtres ont été dépossédés de tout, y compris de leur pudeur.
On mesure la proximité exceptionnelle que Sylvain George est parvenu à établir avec ces parias de la société qu’on peut aussi qualifier justement de damnés de la terre, à la façon dont il filme leurs corps et leurs visages au point d’en arriver à se faire oublier, mais aussi les différends qui éclatent parfois, là où la solidarité devrait être leur protection la plus sûre contre une dégringolade irrémédiable et définitive. Cette chronique du désespoir ordinaire n’est pourtant jamais ni voyeuriste ni complaisante, car ses victimes semblent en avoir pris leur parti et n'expriment pas le moindre sentiment de révolte. Elle a toutefois le mérite de forcer à observer ceux dont on détourne habituellement le regard sous prétexte de sauvegarder notre bonne conscience. Preuve suprême de notre coupable indifférence, certains des décors dans lesquels traînent ces déshérités devenus comme transparents aux yeux de nous autres nantis, à commencer par les boutiques de luxe de l’avenue Montaigne dont l’éclat contraste avec la noirceur de ces êtres réfugiés sur des grilles d’aération dont ils ont fait un royaume dérisoire où ils discutent, s’insultent et parfois se battent en veillant à ne pas trop attirer l’attention. Terrible vision d’un monde à part qui assume sa marginalité collective comme une protection illusoire contre les “forces de l’ordre” (l’expression n’a sans doute jamais été aussi pertinente) qui aimeraient les chasser de ce havre de chaleur. Cette trilogie vertigineuse des oubliés est un témoignage unique sur un monde parallèle, même s’il faut écarquiller les yeux pour le regarder en face. Dans cette nuit obscure, personne ne vous entend crier.
Jean-Philippe Guerand




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