Documentaire français de Dominique Cabrera (2024), 1h44. Sortie le 5 novembre 2025.
Aller au-delà des choses pour dépasser les apparences. Telle est la mission que s’est assignée Dominique Cabrera en passant régulièrement de la fiction au documentaire et en laissant son imagination vagabonder au gré de son inspiration. Ainsi est né son nouveau film, une enquête palpitante dont elle ne savait pas où elle l’emmènerait lorsqu’elle l’a entreprise. Tout commence par le court métrage d’un autre : Chris Marker, un maître du cinéma du réel que la réalisatrice a connu dès ses débuts et qui lui a suggéré le titre international de son premier film, Chronique d’une banlieue ordinaire (1992). Un jour où elle revoit son œuvre la plus célèbre, mais sans doute aussi la plus énigmatique, La jetée (qui a inspiré à Terry Gilliam L’armée des douze singes), elle remarque dans le cinquième plan une famille de dos sur la terrasse de l’aéroport d’Orly et reconnaît parmi eux un petit garçon aux oreilles décollées qui n’est autre que son propre cousin. Elle se lance alors dans une enquête minutieuse qui aurait plu à Georges Pérec afin de valider cette première impression et de reconstituer les événements qui ont précédé et succédé à cette situation. Le fil ténu sur lequel elle commence à tirer lui ouvre alors des perspectives insoupçonnées au fil des témoignages qu’elle recueille, des photos et des films familiaux qu’elle visionne… Le jour où Chris Marker a filmé cette scène de la vie quotidienne, les gens qui se pressaient pour voir décoller et atterrir les avions étaient pour une bonne part des familles venues accueillir leurs proches chassés d’Algérie par les “Événements” (ainsi de Gaulle qualifiait-il la guerre qui s’y déroulait) qui touchaient alors à leur fin et faisaient affluer les Pieds-Noirs dans l’Hexagone.
Il y a dans Le cinquième plan de La jetée une démarche qui s’inscrit dans la continuité de certains gestes documentaires par le travail de fourmi qui a présidé à sa naissance. Là où d’autres sont partis de simples photos, qu’il s’agisse de Henri-François Imbert dans No pasarán, album souvenir (2003), Éric Caravaca dans Carré 35 (2017) voire Zabou et Florent Vassault dans Le garçon (2024), Dominique Cabrera fonde quant à elle ses recherches sur un plan unique dont elle reconstitue patiemment le contexte et la genèse, en laissant le hasard envahir ses recherches et l’entraîner vers des horizons imprévus. Tout l’intérêt du film réside dans l’itinéraire parfois tortueux qu’il emprunte. La réalisatrice joue la carte du cinéma du réel, sans jamais essayer de tricher avec le matériau qu’elle utilise et en poussant ses interlocuteurs dans leurs ultimes retranchements avec une vive honnêteté intellectuelle. On aurait d’autant plus aimé que Chris Marker puisse voir son film et lui renvoyer en quelque sorte l’ascenseur que Dominique Cabrera s’est inspiré pour la composition de son récit de son court métrage 2084: Video clip pour une réflexion syndicale et pour le plaisir (1984) commandité par la CFDT pour le centenaire du syndicalisme. Un voyage dans le temps dont la cinéaste assume l’intimité extrême afin d’en tirer comme souvent une réflexion universelle sur la puissance de la mémoire à qui le même Marker a consacré un cycle baptisé “Immemory ou l’héritage de la mémoire” de 1979 à 2012. Difficile de rester insensible à une telle investigation pour tous ceux que fascinent les méandres qu’explore la prose de Patrick Modiano, souvent comme ici à partir de détails infimes creusés sans relâche.
Jean-Philippe Guerand




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