Franz Film tchéco-irlandais d’Agnieszka Holland (2025), avec Idan Weiss, Peter Kurth, Carol Schuler, Sebastian Schwarz, Katharina Stark, Jenovéfa Boková, Ivan Trojan, Sandra Korzeniak, Aaron Friesz, Gesa Schermuly, Daniel Dongres, Josef Trojan, Vladimír Javorský, Karel Dobrý, Stanislav Majer, Juraj Loj, Ondřej Malý, Anita Krausová, Emma Smetana, Anna Cisarovska, Jan Budař… 2h07. Sortie le 19 novembre 2025.
Idan Weiss, au centre
Certaines figures iconiques attirent plus que d’autres le cinéma par la part d’ombre qu’elles recèlent. Franz Kafka en fait assurément partie en raison des mystères infinis qu’il a laissés dans son sillage. Il y a tout juste un an, Franz Kafka, le dernier été de Georg Mass et Judith Kaufmann chroniquait son combat contre la tuberculose et sa liaison avec Dora Diamant, sans pour autant s’appesantir sur la noirceur de l’écrivain ni a fortiori cet humour du désespoir qui sous-tend ses écrits. Juste approche sur le plan historique qui prenait en compte le quasi-anonymat dans lequel il a vécu et le contraste saisissant entre son existence et la folie qui baigne son œuvre. La tentation est grande quand on s’attaque à un tel créateur de confondre sa vie et son œuvre. En intellectuelle avertie, Agnieszka Holland se garde bien de procéder à ce genre de raccourci saisissant. Elle montre un éternel jeune homme, mort à quarante ans, qui grandit dans une famille unie, malgré l’incompréhension de son père qui aurait aimé le voir prendre sa succession au lieu de se contenter d’un modeste emploi de gratte-papier dans une compagnie d’assurance et a du mal à comprendre à quelle activité douteuse il peut bien consacrer l’essentiel de ses nuits, plutôt que de s’adonner aux plaisirs de son âge.
Idan Weiss et Carol Schuler
Décidément dans l’une des périodes les plus fastes de sa carrière depuis L’ombre de Staline (2019) et dans la foulée immédiate de Green Border, la réalisatrice polonaise choisit à dessein de s’attacher à un pur esprit de cette Mittel Europa dévastée par deux guerres mondiales dont le foisonnement culturel et artistique transcendait allègrement les frontières. Circonscrit entre Prague, alors en Autriche-Hongrie, où il a passé le plus clair de son existence et le sanatorium à proximité de Vienne où il s’est éteint en 1924, son nouveau film esquisse les contours d’un monde presque paisible dont le rayonnement n’a rien perdu de son éclat. Franz K. est indissociable de la personnalité de son interprète principal, éternel jeune homme dont le calme et la timidité contrastent singulièrement avec les démons qui l’habitent et l’inspirent, mais aussi à travers son attirance pour les milieux anarchistes. Un rôle littéralement habité par l’acteur tchèque providentiel Idan Weiss. À travers lui, le biopic traditionnel sort des rails pour s’autoriser quelques licences poétiques comme Agnieszka Holland les affectionne, notamment à travers des sauts temporels qui évoquent la fin de ce monde et la Shoah dans laquelle périront les trois sœurs cadettes de Kafka. Comme pour souligner à quel point le paradis perdu mais désordonné qu’il a décrit relevait autant de la prophétie que de ses propres fantasmes et des démons qui le hantaient.
Idan Weiss
Le contraste s’avère saisissant entre ce garçon plutôt calme mais non dénué d’humour et l’univers en fusion qu’il décrit, son absence presque totale de notoriété de son vivant fonctionnant en fait comme la plus sûre des protections contre la tentation de rentrer dans le rang en s’assagissant par pur souci de plaire. En citoyenne engagée, la réalisatrice prend d’ailleurs soin de souligner à quel point est abyssal le rapport entre les écrits de Kafka et la logorrhée de ses exégètes et commentateurs post mortem. À travers lui, elle reconstitue avant tout une certaine douceur de vivre au sein d’une famille unie, en s’attachant à un personnage introverti qui séduit presque malgré lui, mais dont on comprend assez vite que ses aventures charnelles restent dérisoires par rapport aux mots qu’il écrits. Ce Franz là est en fait une sorte de Docteur Jekyll et Mister Hyde dénué de ses oripeaux de tueur en série qui n’expurge son négatif qu’à travers sa plume et réserve la tempête qui gronde sous un crâne à ses trop rares lecteurs, ce qui l’empêche de passer à l’acte dans le réel et lui permet de berner ses proches sur sa véritable nature.
Contrairement au Kafka (1991) de Steven Soderbergh qui se croyait obligé d’établir des ponts entre l’homme et son œuvre, quitte à en faire un fin limier, ou à Milena (1990) de Véra Belmont dans lequel l’écrivain devenait un improbable héros romantique réduit à la portion congrue, Agnieszka Holland retrace les grandes lignes de son existence sans s’appesantir outre mesure sur la posture de l’auteur confronté au vertige de la page blanche. Comme si son œuvre constituait la face cachée de sa vie, un secret magnifique dont le peu de retentissement de son vivant justifie ce parti-pris. La réalisatrice dépeint en outre l’écrivain dans un cadre familial heureux qui s’inquiète toutefois des signes avant-coureurs de la catastrophe à venir et de l’antisémitisme rampant, alors que règne la brève période d’insouciance à laquelle mettront un terme la crise de 29 et son cortège de dégâts collatéraux qui donneront une résonance particulière à l’œuvre posthume de Franz Kafka. Ce film polysémique en restitue tous les enjeux sans jamais rien surligner, sinon la permanence des choses dont un antisémitisme persistant. C’est assurément le meilleur film jamais consacré à l’écrivain par l’entrelacs de ses enjeux narratifs et son intégration au sein d’une société d’Europe centrale inconsolable de ses empires démantelés et de sa splendeur passée.
Jean-Philippe Guerand




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