Documentaire franco-suisso-américain d’Alexander Kusnetsov (2024), 1h34. Sortie le 29 octobre 2025.
Encore peu connu en France, Alexander Kusnetsov est né en 1957 en Sibérie. Il s’est orienté vers le cinéma après un titre de champion d’URSS d’alpinisme qui reflète sa volonté et sa détermination, puis une expérience de photojournaliste qui l’a mené logiquement au documentaire avec Territoire de l’amour (2010) dans lequel il a filmé pour la première fois Katia et Iulia, deux orphelines victimes d’un internement psychiatrique abusif dont il a filmé par la suite le retour à la vie dans son troisième long métrage, Manuel de libération (2016). Il les retrouve aujourd’hui dans Une vie ordinaire, confrontées à la tentative d’invasion de l’Ukraine par la Russie et dépossédées une nouvelle fois de leur destin individuel au nom de la raison d’État. Le titre reflète l’emprise de la nation sur les citoyens de cette génération No Future embarqués dans un destin qui leur échappe. Deux jeunes filles représentatives d’un état d’esprit imposé par un régime qui a renoué peu à peu avec ses pires démons et envoie sur le front de la chair à canon qui rappelle les pires spectres des deux guerres mondiales. Kusnetsov n’a besoin d’aucun commentaire pour nous donner à partager ce calvaire que Poutine inflige aujourd’hui à une jeunesse dans l’incapacité de se rebeller. C’est un point de vue que ne montrent jamais les actualités télévisées ni les reporters de guerre, mais qui affleure entre les images saisissantes de ce film soucieux de donner la parole à celles et ceux qui ne la prennent jamais.
Les deux camarades que suit Une vie ordinaire sont conditionnées depuis leur naissance à tout accepter sans protester, parce qu’elles sont seules et sans défense, mais ont appris à se serrer les coudes. Katia et Iulia réussissent même à sourire pour supporter leur sort, mais certainement pas pour se révolter, aussi injuste soit la situation dont elles sont les victimes malgré elles. Le regard que porte sur elles Alexander Kusnetsov est une façon de les aider à réagir à l’inanité du système qui les a ainsi poussées à la déchéance et privées d’un avenir normal. Aussi ironique puisse-t-il paraître, le titre ressemble à une banalisation en règle du mal. Le film est en cela un modèle de synecdoque par sa façon de noyer ces destins individuels dans le flux d’une population qui a appris depuis des lustres à obéir sans jamais prendre son destin en main. D’un coup, le film prend une autre dimension en montrant un peuple sur le pied de guerre qui n’exécute les ordres qu’on lui donne qu’à défaut d’avoir les moyens de prendre le chemin de l’exil. E quand il s’achève, on se prend à se demander ce que vont devenir ces vies ordinaires que Kusnetsov montre avec une telle vérité et s’il aura la tentation de les suivre, même s’il a décidé de les laisser suivre leur cours. On n’est pas près d’oublier les visages de Katia et Iulia.
Jean-Philippe Guerand




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