The Invasion Documentaire ukraino-néderlando-franco-américain de Sergeï Loznitsa (2024) 2h25. Sortie le 8 octobre 2025.
Passant à vue de la fiction au documentaire, en alternant films d’archives et pris sur le vif, Sergeï Loznitsa a échafaudé une œuvre d’une impressionnante cohérence qui dénonce les erreurs du passé pour condamner les fautes du présent. L’invasion s’attache à l’Ukraine contrainte de continuer à vivre le plus naturellement du monde tout en se préparant à faire face à l’annexion par son voisin russe de trois Oblasts où son armée piétine sans résultat depuis des lustres. Ce conflit larvé depuis 2014 est devenu une véritable guerre de conquête en février 2022 depuis l’assaut des troupes d’un pays nostalgique de son empire éclaté depuis l’effondrement du Rideau de Fer. Le réalisateur procède comme il en a l’habitude, sans fournir de véritables repères temporels. Le film s’ouvre par l’enterrement de plusieurs soldats morts au combat. Il montre ensuite des scènes de la vie quotidienne où apparaissent çà et là quelques uniformes, notamment au cours d’un mariage ou à l’occasion d’une naissance. Des masques sanitaires aussi, car la pandémie de Covid-19 est encore proche. Entre deux de ces séquences, des jeunes gens s’entraînent au tir dans une carrière sous les ordres d’un moniteur rassurant, des amputés pratiquent des exercices de rééducation en piscine ou au gymnase et une institutrice parle à ses jeunes élèves des ravages du conflit en usant de mots simples et en leur faisant chanter des airs patriotiques. La guerre et la paix s’imbriquent ainsi peu à peu. La population n’arrête pas de vivre. Tout au plus perçoit-on quelques signes révélateurs d’une évolution sinon d’une révolution : des livres qui partent au pilon, des citadins qui font la queue pour récupérer des plats préparés, un abribus transformé en mausolée. Et puis ce jaune et ce bleu qui symbolisent une nation unie.
Le maître-mot de L’invasion semble être que la vie continue, même en temps de guerre. À l’instar de cette visite du Père Noël dans un village enneigé ou de ces baptêmes collectifs dans des eaux glacées et boueuses. Comme ses confrères Frederick Wiseman et Nicolas Philibert observe avec attention, mais se garde de prendre la parole. Ses cadres sont composés et illuminés comme des tableaux. Ce film vient en outre un malentendu intervenu au début de la guerre, quand certains de ses détracteurs l’ont accusé de pendre le parti des Russes et ont appelé à son boycott. Il démontre ici tout le contraire, ce film venant s’ajouter à des œuvres comme le documentaire Maidan (2014) ou la fiction Donbass (2018) qui témoignaient mieux qu’aucune autre des soubresauts qui agitaient l’Ukraine et menaçaient son unité à un moment où le risque de dissensions servait la menace du futur agresseur. Le message du film est clair : la vie continue, ponctuée d’alertes, tandis que des immeubles en ruine semblables à des natures mortes témoignent de l’intensité des bombardements, que d’autres exposent indécemment l’intimité de leurs habitants et que les appelés expriment leur patriotisme viscéral. Loznitsa ne tombe pas pour autant dans la propagande. Il montre juste ce que c’est de faire peuple quand la nation est menacée. Jusqu’à cette intervention nocturne des sauveteurs dans les fumerolles qui évoque un tableau de Goya et s’achève par un plan zénithal filmé ironiquement à l’aide d’un drone, la nouvelle arme fatale promue par cette guerre qui a provoqué tant de ravages de part et d’autre. Ce que filme Loznitsa, c’est ce qu’aucun reportage télévisé ne nous a jamais montré : le hors-champ d’une guerre.
Jean-Philippe Guerand
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