Film franco-belgo-marocain de François Ozon (2025), avec Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant, Swann Arlaud, Mireille Perrier, Christophe Malavoy, Nicolas Vaude, Jean-Charles Clichet, Hajar Bouzaouit, Abderrahmane Dehkani, Jérôme Pouly, Jean-Claude Bolle-Reddat, Christophe Vandevelde, Jean-Benoît Ugeux, Benjamin Hicquel… 2h. Sortie le 29 octobre 2025.
Benjamin Voisin et Rebecca Marder
Ce film, François Ozon l’a tourné plus vite que prévu. Comme s’il le portait depuis si longtemps qu’il lui avait fallu répondre en urgence à un désir impérieux. La prose d’Albert Camus avait toujours résisté au cinéma jusqu’alors. Le cinéaste argentin Luis Puenzo échoua à transposer La peste dans une Amérique latine fantomatique. Quant à Luchino Visconti, pourtant paré de bien des atouts, il entraîna Marcello Mastroianni dans une Algérie où les canons s’étaient tus moins de cinq ans plus tôt, mais où les thèmes développés par l’écrivain semblaient obsolètes et dérisoires. C’est dire qu’Ozon jouait gros, lui qui tourne au rythme métronomique d’un film par an et passe régulièrement d’un genre à l’autre. Son producteur de toujours confiait il y a quelques années que le cinéaste n’avait pas encore donné son meilleur. Peut-être L’étranger constitue-t-il aujourd’hui son premier chef d’œuvre véritable. La performance est d’autant plus remarquable que l’adaptation constitue sans doute le plus ingrat des exercices imposés, en raison du regard spécifique de celles et ceux qui ont été des lecteurs avant de devenir des spectateurs. Dans ce cas précis, on a affaire à un classique de la littérature tout en intériorité, ce qui exclut beaucoup de succédanés en termes de mise en scène, notamment l’usage de cette solution de facilité que pourrait représenter la voix off, sous prétexte de rester fidèle aux propres mots de l’auteur. Ce serait méconnaître Ozon qui a médité sur cette adaptation en repartant de l’origine, en l’occurrence de ce Meursault sur lequel tout semble glisser. Rares sont les personnages de romans ou de films qui semblent à ce point hors du monde.
Rebecca Marder et Benjamin Voisin
L’histoire, on la connaît… Un employé de bureau apprend la mort de sa mère dans l’hospice où il l’a placée. En deuil par convenance sociale davantage que pour manifester un chagrin qu’il ne semble pas à ressentir, il entretient des relations étroites avec une jeune fille (Rebecca Marder), observe un habitant de son immeuble qui bat son chien (Denis Lavant) et se laisse entraîner par son voisin, un souteneur (Pierre Lottin qui évoque certains mauvais garçons du cinéma français de jadis) en conflit avec de jeunes Arabes parce qu’il a mis la sœur de l’un d’eux sur le trottoir. Quitte à aller jusqu’à commettre un acte gratuit dépourvu de mobile rationnel. C’est le caractère atypique de son protagoniste qui confère sa puissance à ce récit. Meursault est un être régi par une vision désabusée du monde. Il a conscience de n’être que de passage et ne s’attache vraiment à rien ni à personne. Sa philosophie de la vie s’exprime dans la dernière partie du film, quand un aumônier campé par Swann Arlaud vient lui rendre visite dans sa cellule et tente de le convaincre de s’accrocher à la foi. Vision chargée de symboles d’un condamné qui arbore ostensiblement le visage hâve et barbu du Christ en crucifixion (on pense au Buñuel de Simon du désert), face à cet homme d’église qui accomplit son devoir sans véritable conviction. Ozon ose d’ailleurs prendre quelques libertés avec le roman dont deux particulièrement significatives. L’une consiste en un rêve où il a une explication confuse avec sa mère (Mireille Perrier) au pied d’une dune où se dresse une guillotine. L’autre se déroule lorsque la femme qui l’aime lui rend visite en prison et qu’il est question d’un fait divers où un jeune homme aurait été assassiné par deux femmes dont il s’est avéré qu’elles étaient sa mère et sa sœur qui ne l’avaient pas reconnu. Or, il s’agit là de la trame d’une pièce de Camus intitulée ”Le malentendu” qui illustre assez justement sa vision du monde et fait partie elle aussi de sa fameuse tétralogie de l’absurde. En s’appropriant le roman avec autant de respect que de liberté, François Ozon en a signé une adaptation magistrale portée par un Benjamin Voisin sur qui tout semble glisser, qu’il s’agisse de l’amour ou de la mort, en parfait étranger à la société dans laquelle il vit.
Jean-Philippe Guerand




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