Berlinguer. La grande ambizione Film italo-belgo-bulgare d’Andrea Segre (2024), avec Elio Germano, Stefano Abbati, Francesco Acquaroli, Roberto Citran, Paolo Calabresi, Pierluigi Corallo, Nikolay Danchev, Svetoslav Dobrev, Luca Lazzareschi, Lucio Patané, Paolo Pierobon, Alice Airoldi, Giada Fortini, Fabio Bussotti, Elena Radonicich, Fabrizia Sacchi, Giorgio Tirabassi… 2h02. Sortie le 8 octobre 2025.
Voici un film qui résonne comme un cours magistral de lucidité idéologique. Aujourd’hui passablement oublié, surtout en France. Enrico Berlinguer a été en quelque sorte l’homologue transalpin de Georges Marchais : le secrétaire général du Parti Communiste italien qui a dû prendre ses responsabilités face au régime soviétique à l’orée des années 70 pour s’imposer comme une alternative crédible à la Démocratie Chrétienne, sa “grande ambition“ consistant à demeurer une force politique de premier plan à une époque où la classe ouvrière se voyait soumise à rude épreuve et où le cinéma italien la voyait… au paradis. Avec à l’appui la fameuse stratégie du compromis historique qui visait à porter son parti au pouvoir, quitte à le partager avec certains de ses adversaires dans un élan de pur pragmatisme. Aussi réputé pour ses documentaires que pour ses quatre longs métrages de fiction, Andrea Segre signe là un biopic historique très réussi qui choisit de souligner à quel point cet homme de conviction à la voix douce conciliait son combat avec sa vie de famille et des obligations professionnelles dont il n’était pas dupe. À l’instar de ce voyage qu’il effectue chez ses camarades de combat en Bulgarie où un homme lui demande quel est son film préféré à un moment critique. Question dont on ignorera la réponse jusqu’à la fin, même si parmi le million et demi de personnes qui assistent à ses obsèques figurent Federico Fellini, Ettore Scola, Marcello Mastroianni et Ugo Tognazzi. Le film dégage en cela une force nostalgique indéniable qui n’est pas sans évoquer celle de Nous nous sommes tant aimés par sa vision d’un peuple qui ose encore espérer que la politique peut changer le monde mais aussi améliore la vie quotidienne des individus.
Ce film baigné d’illusions perdues reconstitue une époque révolue dont l’enlèvement puis l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades Rouges a sonné le glas. Comme la fin de l’innocence pour ce leader politique humaniste dont l’enterrement prématuré à l’âge de 62 ans apparaît aussi comme celui des illusions de tout un peuple sinon du prolétariat italien dans son ensemble. Il convient de louer ici la finesse de la composition d’Elio Germano, couronné pour ce rôle d’un prix d’interprétation au festival de Rome et d’un David di Donatello. Humaniste engagé pour une cause qui se confond avec sa philosophie de la vie et l’espoir de changer le monde à travers ses rapports de classes. Un homme discret mais intuitif dont le regard plein de malice souligne quand il le faut qu’il est conscient des pièges innombrables qu’on ne cesse de lui tendre et se situe au-delà du bien et du mal. Assez loin de l’aveuglement sans issue d’un Georges Marchais qui n’a pas jugé utile, quant à lui, d’entraîner le Parti Communiste français dans cette voie et d’enrayer ainsi sa lente désaffection, à trop rester droit dans ses bottes, là où Berlinguer a manifesté davantage de pragmatisme en prenant ses distances avec Moscou et en prônant l’obtention de résultats tangibles. L’exhumation de ce personnage majeur de la vie politique italienne quatre décennies après sa mort permet de décrypter a posteriori les paradoxes d’une époque de grande incertitude où l’audace consistait à refuser de s’aligner. Tout un programme !
Jean-Philippe Guerand
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