Film hispano-français d’Óliver Laxe (2025), avec Sergi López, Bruno Núñez Arjona, Jade Oukid, Tonin Janvier, Stefania Gadda, Joshua Liam Herderson, Richard “Bigui” Bellamy, Ahmed Abbou, Abdellilah Madrari, Mohamed Madrari… 1h55. Sortie le 10 septembre 2025.
Le cinéma est devenu au fil du temps un art soumis à des règles strictes et à des procédures rigoureuses dont les modes de financement ont imposé un soin primordial au stade de l’écriture, plus déterminant que jamais. Pour la simple raison que c’est le scénario qui sert à déclencher les aides, subventions et autres subsides. Les auteurs savent donc mieux que personne combien il est important de trouver les mots justes et d’établir un subtil équilibre afin d’obtenir les financements nécessaires et suffisants. Quitte à favoriser un cinéma convenu et peu enclin à l’audace. Pourtant, comme dans beaucoup de domaines, ce sont les exceptions qui confirment la règle. En l’occurrence, des œuvres atypiques qui brandissent leur audace comme un argument de choc et osent surprendre par leur singularité en transgressant les règles établies. Sirāt appartient à cette catégorie qui engendre chaque année des œuvres qu’on est tenté de qualifier de prototypes par leur capacité à transgresser les limites du cinéma traditionnel. Son point de départ aurait sans doute plu au Michelangelo Antonioni de L’avventura (1960) dans lequel un homme à la recherche de son épouse sur une île perdait de vue l’objet de sa quête au contact d’une amie qui remplaçait la disparue. Dans Sirāt, ce sont un homme et son petit garçon qui débarquent dans un rave-party où ils espèrent retrouver la trace de la fille aînée absente depuis des mois après avoir participé à l’un de ces happenings musicaux. Mais lorsque les forces de l’ordre débarquent pour disperser les fêtards indésirables, le père et son fils décident de suivre quelques camions dans leur camping-car, vers une destination beaucoup plus lointaine où la rumeur annonce un autre rassemblement de “teufeurs”, à l’orée du désert marocain.
Sirāt fait partie de ces rares films où tout peut arriver. À commencer par l’inimaginable, avec des ruptures de ton destinées à bousculer le spectateur en l’extirpant de sa zone de confort. Adepte d’un cinéma qu’on pourrait qualifier d’ultra-sensoriel, Óliver Laxe se fait une très haute idée du cinéma dont il explore toutes les pistes en actionnant le potentiel inhérent à ses multiples composantes. Ses films précédents, Vous êtes tous des capitaines (2010), Mimosas, la voie de l’Atlas (2016) et Viendra le feu (2019), lui ont d’ailleurs valu respectivement le prix de la Fipresci, le grand prix de la Semaine de la critique et le prix du jury Un certain regard à Cannes. Quant à sa conception du cinéma, elle s’appuie sur une symbiose de toutes ses composantes et des correspondances sophistiquées entre l’image, le son et la musique. Le cadre de Sirāt s’y prête d’autant mieux que le film fait rimer raves et rêves dans un cadre minéral où des enceintes monumentales diffusent une musique techno amplifiée par un cadre naturel qui invite littéralement les participants à faire corps avec les éléments dans une vaste communion païenne. L’occasion pour le cinéaste de décrire une véritable cour des miracles peuplée de marginaux, laissés-pour-compte et autres damnés de la terre qui ne semblent vibrer qu’au rythme des sensations et des émotions que leur donnent à partager ces rassemblements clandestins surveillés comme le lait sur le feu par des policiers, des gendarmes et parfois des soldats toujours prêts à intervenir sous couvert de préserver la quiétude ambiante. Une excuse le plus souvent inepte, dans la mesure où ces happenings géants se déroulent en général à l’écart des zones d’habitation. Le film insiste d’ailleurs sur cette absurdité en entraînant ses protagonistes jusqu’aux confins du désert. Pour peu qu’ils parviennent à franchir ce pont suspendu au-dessus de l’enfer, plus fin qu'un cheveu et plus tranchant qu’une épée, ce fameux Sirāt décrit par le Prophète de l’Islam qui permet d’accéder au Paradis éternel. Dès lors, la seconde partie du film adopte la forme d’un Road Movie millénariste où la patrouille perdue s’égare dans un décor de fin du monde hérissé des vestiges d’une guerre invisible dont il ne subsiste que quelques véhicules, des armes rouillées et une menace souterraine dévastatrice. À la manière d’une sorte de revival du Salaire de la peur où une poignée de marginaux affectés de handicaps, de tares et autres particularités propices à la ségrégation échoue dans un paysage désolé digne d’un film post-apocalyptique.
Stefania Gadda, Joshua Liam Herderson
Richard Bellamy et Sergi López
Sirāt est une œuvre polysémique conçue à la manière d’une transe collective qui commence comme une grand-messe festive, nous entraîne jusqu’au bout du monde avec une horde de proscrits et s’achève dans un univers désolé qui évoque le cadre de Mad Max. Le casting constitue une composante essentielle du film, le père désespéré campé par Sergi López émergeant de sa détresse pour suivre ces éclopés de la vie qu’on pourrait qualifier de punks par leur marginalité assumée vis-à-vis d’une société qui a ostracisé ces freaks le plus souvent victimes de handicaps physiques. Dès lors, le film revendique un propos plus vaste sur notre société, à travers un microcosme saisissant confronté à la barbarie ambiante. Sirāt assume peu à peu un caractère visionnaire fulgurant qui ménage des ruptures brutales et remet en question constamment sa progression dramatique. Sensible aux émotions sensorielles, Óliver Laxe accorde une importance spécifique à la musique et au son, en transformant peu à peu son film en une véritable transe, comparable à celles que viennent chercher les habitués des raves. Il imprime ainsi un tempo qui va crescendo à cette quête quasi mystique. Acculés à une fuite perpétuelle, ces marginaux magnifiques vont se trouver confrontés à une nature sans pitié qui renvoie à la fois à la fin du monde et à ses origines, sous la menace aveugle d’une mort omniprésente. Cet itinéraire âpre, Óliver Laxe le sublime en jouant de l’alchimie entre des images grandioses filmées en 16mm et une bande son qui joue autant sur les bruitages que sur la musique du compositeur français Kangding Ray qui lui a valu un Cannes Soundtrack Award judicieux.
Jean-Philippe Guerand
Commentaires
Enregistrer un commentaire