Pauline Loquès à la remise du prix Pierre Chevalier
© Jean-Philippe Guerand
Dans son premier long métrage, Nino, cette réalisatrice venue du journalisme relate les états d’âme d’un jeune homme atteint d’un cancer qui décide de mettre de l’ordre dans sa vie en accomplissant un dernier tour de piste comme pour se mettre en paix avec lui-même et choisir le souvenir qu’il laissera à ses proches. Un rôle tenu par l’acteur québécois Théodore Pellerin qui a obtenu le prix Fondation Louis Roederer de la révélation dans le cadre de la Semaine de la critique. Un compte à rebours dont le postulat évoque à la fois Cléo de 5 à 7 (1962) d’Agnès Varda et Le temps qui reste (2005) de François Ozon.
Comment est né ce projet ?
Il y a quelques années, j’ai décidé de suivre une formation de scénariste avec l’Afdas pendant un été. À la suite de quoi, on nous demandait de rédiger un scénario de long métrage, mais j’ai préféré me consacrer à un projet de court afin d’essayer de le réaliser. Quitte à écrire, je me suis dit qu’il valait mieux aller au bout du processus et je me suis mis à écrire en pensant d’emblée à la façon de le réaliser avec peu d’argent. C’est comme ça que j’ai quasiment autoproduit un court métrage d’une trentaine de minutes intitulé La vie de jeune fille, une comédie reprise ensuite par une société qui en a assuré la post-production, Les Valseurs, et a vendu le film à Arte. La productrice de Léonor Serraille, Sandra da Fonseca, l’a vu et m’a alors proposé de se rencontrer pour évoquer un éventuel projet de long métrage. Mais tout cela s’est fait de manière assez circonstancielle, alors que ça n’a jamais été mon rêve.
Comment avez-vous imaginé le sujet de Nino ?
Un jeune homme de ma famille atteint d’un cancer a été malade deux ans et demi avant d’être emporté en 2020. Il manifestait une certaine retenue vis-à-vis de l’existence, une sorte de pudeur qui l’incitait à passer plus de temps à écouter les autres qu’à parler de lui. J’ai trouvé que ça lui donnait un pas de côté, mais il y avait quelque chose en lui qui suscitait spontanément beaucoup d’admiration. Or, j’étais tellement habitée par le sujet que j’ai décrété que je ne pouvais écrire que là-dessus, sans savoir du tout ce que ça donnerait. Il me fallait déjà essayer de retrouver un peu de ma joie de vivre, parce que ce deuil était très douloureux et que la maladie a fait irruption dans ma vie, alors même que je n’avais jamais vécu de situation comparable dans mon entourage, qui plus est concernant une personne aussi jeune. J’ai donc avancé sans savoir vraiment où ça allait me mener, un peu comme une errance d’écriture et de personnage.
À quel moment avez-vous décidé que le film se déroulerait sur un temps ramassé ?
Mon court métrage se passait déjà le temps d’un week-end. C’est sans doute inhérent à mon écriture. Je ne saurais pas écrire sur le long terme, car j’aurais l’impression de beaucoup choisir parmi les événements et éprouverais un sentiment de fabrication plus fort. Alors que quand on se concentre sur trois jours et qu’on se cogne au temps réel, il y a quelque chose de plus organique qui fait qu’on n’échappe pas aux moments de banalité car tout cela va très vite. J’avais deux idées : faire un film sur un jeune homme malade, mais qui soit lumineux et se termine bien, sans tomber non plus ni dans le Feelgood Movie, ni dans le mélo. Donc j’ai un peu erré -comme lui, en fait-, et ça s’est dessiné au terme de trois ans d’écriture et de réécriture. Avec aussi un peu l’envie de déplacer le récit à partir de deux grands événements : l’annonce du diagnostic et le début du traitement. En allant chercher entre les deux ce qui peut se passer dans l’anodin et comment on vit ces trois journées.
Comment êtes-vous parvenue à cet équilibre ?
Ce n'est pas un équilibre. Ça pourrait être une superposition de tout, mais il y a une logique. Au départ, on voyait Nino dans son appartement avant d’aller chez le médecin. Et puis, nous avons décidé d’enlever ce début qui n’a même pas été tourné. En effet, ça commençait à faire sens qu’on ne voie jamais le cadre de vie de ce personnage qui possède une intériorité un peu opaque et ne s’est pas beaucoup posé de questions, dans la mesure où ça permettait aussi de s’identifier plus rapidement à lui. Parce que quand on montre l’intérieur de quelqu’un, on révèle sa déco, s’il a de l’argent, s’il vit seul, s’il aime s’occuper de sa maison ou pas. Alors que là, il y avait l’idée de découvrir aussi le personnage au fur et à mesure…
Bande-annonce de Nino
Dans quelle mesure avez-vous nourri Nino de la personnalité de ce garçon de votre famille que vous avez perdu ?
Ce jeune homme avait une certaine retenue vis-à-vis de l’existence, une certaine pudeur qui l’incitait à passer plus de temps à écouter les autres qu’à parler de lui. J’ai trouvé que ça lui donnait un pas de côté. Il a été malade deux ans et demi avant d’être emporté, mais il y avait quelque chose en lui qui suscitait spontanément beaucoup d’admiration, ce qui était presque trop pour lui, en fait.
Pourquoi avez-vous choisi Théodore Pellerin pour tenir ce rôle ?
Il partage beaucoup de points communs avec son personnage, notamment une espèce d’élégance et de pudeur qui fait que dans le film, s’il ne veut rien dire de sa maladie, c’est aussi pour ne pas créer chez l’autre des réactions excessives et de faire de la peine. Donc il y avait ça, mais après on s’en est éloigné très vite parce que c’est une trajectoire vraiment intime et que je ne sais pas ce qui s’est passé dans la tête de Romain qui a disparu pendant trois jours après qu’on lui ait annoncé son cancer. Moi j’avais le regard extérieur, les chimios, mais c’était le reste qui m'intéressait : cette solitude avec en plus cette impression de mal-être et ses relations avec sa mère qui disent tout. Il porte quand même quelque chose d’un peu sombre et Théodore Pellerin a beaucoup travaillé dans ce sens-là. Par exemple, ça me frappait particulièrement quand il regardait les images de l’IRM que ça devait faire appel chez lui à une noirceur, car après tout, quand on observe le résultat d’un scanner, c’est l’intérieur de soi qu’on regarde, en fait. Mais cette noirceur, il sait qu’il l’a en lui, parce que ça concerne aussi le travail des comédiens et que parfois il discerne des choses inconnues que moi je n’ai pas du tout vues, mais c’est très intéressant qu’il le perçoive ainsi. Il me disait d’ailleurs qu’il était convaincu que son personnage tendait déjà un peu vers la mort. Chez le médecin, il pose d’ailleurs cette question troublante : “ C’est quoi, les chances de mourir ? ”, plutôt que “ C’est quoi, les risques de mourir ? ” Et la doctoresse lui répond : “ Vous n’allez pas vous en sortir comme ça, mais on se concentre sur la chance de survie. ” Donc en fait, dès le départ, je ne sais pas s’il est un peu dépressif, mais en tout cas, je pense qu’il a une forme d’obscurité en lui.
Avez-vous écrit beaucoup de versions du scénario ?
Je n’ai pas fait beaucoup de traitements avec tous les éléments de l’intrigue, avant de passer à la version dialoguée, par exemple, mais le film ne s’y prêtait pas vraiment. À la fin du travail sur le scénario, à partir de la troisième version dialoguée, j’ai travaillé avec la scénariste Maud Ameline, qui a notamment coécrit les films de Michael Hers, mais elle n’a pas touché à l’écriture proprement dite. Avec elle, nous avons procédé à des consultations au terme desquelles elle m’a permis aussi de resserrer certaines choses. Nous avons discuté ensemble de chaque version du scénario, je réécrivais et on reprenait notre conversation, mais elle n’est pas intervenue directement sur l’écriture proprement dite. C’est une forme de consultation. En revanche, elle était capable de me dire de couper le début et nous nous posions en quelque sorte des questions philosophiques sur le personnage et ce qu’il ressentait à tel ou tel moment, ce qui était très précieux au cours des six derniers mois précédant la fabrication proprement dite. Là, nous nous sommes posé toutes les questions : Pourquoi il fait çi ? Pourquoi il fait ça ? Que représente pour un jeune homme l’annonce d'une maladie et qu’est-ce que cela vient réveiller en lui sur la paternité ? Maud Ameline me posait des questions et me laissait y répondre. Mais je ne savais pas que ça pouvait fonctionner comme ça. En fait, elle identifie les chantiers d’écriture et m’incite à me pencher sur tel ou tel point. C’est un mode de fonctionnement très intéressant. Nous avons d’ailleurs présenté une première fois le scénario à l’Avance sur recette, mais on ne l’a pas obtenue. Il nous a donc fallu réécrire et c'est à ce moment-là qu'on a décidé de supprimer l’intégralité de la première partie où il est chez lui qui correspondait à cinq à dix pages de scénario, soit tout de même dix minutes de film, en se disant que ça serait plus intéressant qu’on ne sache rien de son mode de vie.
Croyez-vous à la nécessité d’écrire pour supprimer ?
Au départ, j’étais convaincue que les premières versions sont les meilleures parce qu’elles sont instinctives. En outre, c’est du dialogue et plus on l’a travaillé, plus il semble naturel. Mais j’ai changé d’avis à l’usage. En théorie, ça pourrait être vrai, mais en pratique, c’est impossible, en raison de la quantité de gens qui lisent au stade du financement et des demandes d’aides. Mais, en fait, s’il y a quelque chose que j’ai appris aussi pendant le financement, c’est qu’il faut surtout arriver à convaincre, mais qu’il est d’autant plus difficile dans ce contexte de ne pas perdre son cap. Moi, je sais que la nécessité de faire un film de cinéma était tellement grande qu’à un moment, elle a dépassé le simple cadre de l’exécution, justement. Il fallait que je libère quelque chose de moi, mais après, plus on avançait, plus ça devenait difficile aussi d'abandonner un tel projet.
Dans quelle mesure considérez-vous que le film vous ait fait évoluer ?
Déjà il a libéré et guéri quelque chose chez moi. Comme j’étais très fâchée contre la vie et contre la maladie, je me suis raconté ma propre histoire, ce qui peut quand même aider. Je croyais à ce personnage et je me suis dit qu’il n’allait pas très bien, mais que la maladie lui donnerait vraiment un souffle. Déjà, ça pèserait quelque chose. Je racontais à ma productrice Sandra da Fonseca que je n’étais pas très persévérante dans la vie et que si quelque chose de facile ne marchait pas, je passais à autre chose. Or, j’ai découvert à son contact qu’une des grandes qualités d’un cinéaste, et notamment d’un réalisateur de premier film, c’est déjà la persévérance, tant on est condamné à essuyer de refus.
Quelle est l’étape de la réalisation d’un film que vous préférez ?
J’adore l’écriture, même si c’est très dur, très solitaire, puis très vertigineux. J’aurais du mal à savoir avec qui écrire. En fait, je pense que j’aime écrire seule. C’est vrai aussi que j’ai une productrice très à l’écoute qui est une bonne interlocutrice. Quand on a signé avec Sandra, j’étais parvenue à une version dialoguée déjà assez aboutie, mais il fallait d’autres avis. Alors on a sollicité notamment des jeunes scénaristes qui ont établi des fiches de lecture. Mais, on demande leur avis aux gens et au bout d’un moment, on ne sait plus trop quoi en penser. Stephen King a écrit un livre intitulé “Écrire” dans lequel il raconte qu’il sollicite toujours les cinq mêmes personnes et que quand elles sont unanimes, il change, et que si elles s’accordent à trouver que son histoire ne fonctionne pas, il fait appel à quelqu’un d’autre. C’est intéressant de savoir, mais je peste un peu tout au long du processus parce que ça marche à toutes les étapes, de l’écriture au financement, y compris au montage. Petit à petit, il y a des choses qui émergent. Les remarques qui ne nous parlent pas ne sont pas prises en compte, mais quand quelqu’un appuie sur quelque chose qu’on ne voulait pas voir, ça instille une sorte de doute, mais c’est vrai que c’est dangereux. Et puis, on ne peut pas tout écouter.
Pourquoi avez-vous choisi Théodore Pellerin ?
J’avoue que je ne le connaissais pas et je pense qu'on peut passer complètement à côté. C’est ma directrice de casting qui m’en a parlé. Il a fait trois films de Sophie Dupuis au Québec, mais que je ne connaissais pas, et La dérive des continents de Lionel Baier où il incarne le fils, qui était à la Quinzaine des cinéastes. Je l’ai choisi en disant qu’on aurait envie de pouvoir le suivre pendant une heure et demie. Parce que c'est vrai qu’il irradie et qu’en même temps il n’est pas dans le tragique quoi. Et puis, j’aimais bien tous ces contrastes dont je me suis rendu compte après. Il est grand, il est assez fort, il est très beau et il a quelque chose de très majestueux. Et en même temps, il possède une sorte de vulnérabilité complètement assumée, mais pas surjouée non plus, et il ne sait pas trop quoi faire de lui. Il joue déjà depuis dix ans et c’est un immense acteur, mais il n’a pas vraiment l’air de le savoir tant que ça. Parce qu'il fait jeune premier et que ça va bien avec le personnage. En fait, j’ai eu un peu peur quand j’ai commencé. En le regardant à travers l’objectif de la caméra, j’ai constaté qu’il était très beau à l’image et j’ai eu un peu peur qu’il soit trop charismatique, alors qu’en fait, c’est le mélange qui est intéressant parce qu’il est en même temps très pudique et qu’on éprouve quand même tout de suite de l’empathie pour lui. Il est d’autant plus impressionnant qu’il est très touchant.
Que lui avez-vous demandé de particulier aux essais ?
En fait, quand il est arrivé, il m’a dit que le scénario était vraiment l’un des plus beaux qu’il ait lus et qu’à la lecture, il avait ressenti plein de choses différentes qui l’avaient touché, alors que le scénario est quand même très en creux et que son personnage parle peu, alors qu’il n'y a pas une séquence où il n’est pas présent. J’imagine que pour un acteur, un rôle pareil est un truc de dingue. Théodore est un grand professionnel et aussi un grand technicien un peu à l’américaine, c’est-à-dire qu’il a besoin en quelque sorte de s’immerger dans son personnage. Et comme je voyais qu’il avait déjà en lui tout du personnage sans travailler, je lui ai dit : “ Ne fais rien ! Laisse les autres venir te chercher. ” Il a compris aux répétitions ce que je lui disais depuis un an. En outre, naturellement, tout passe dans ses yeux. Du coup, des éléments de dialogue ont été enlevés, mais rien n’a été rajouté. Quand on est en réaction, ce sont les autres qui font le boulot. Mais c’était un pari que les gens comprennent ce que lui ressentait, sans qu’il ait à le formuler et surtout à surjouer une forme de maladresse. Récemment, on a eu des générations que j'adorais, de Vincent Macaigne à Vincent Lacoste, mais qui incarnaient des jeunes un peu décalés par rapport à l’existence, avec un truc un peu comique qui était irrésistible. Alors que moi, je disais à Théodore que je ne voulais pas qu’on se moque de lui. Donc il jouait vraiment au premier degré, alors que les autres possèdent des personnalités beaucoup plus marquées qui suscitent davantage le rire à certains moments, qu’il s’agisse de la mère qu’incarne Jeanne Balibar ou de son ami que campe William Lebghil. On a donc travaillé ainsi, puis après, en plein été, je lui ai conseillé de lire “La nausée” de Jean-Paul Sartre, car son personnage erre en se sentant totalement déconnecté des choses de la vie et éprouve tout le temps un sentiment d’étrangeté au monde et s’interroge sur tout. Pour le mettre dans cet état de grande solitude et de déconnexion, ça a marché et il a infusé quelque chose en lui qui a fait que les premiers jours de tournage, il était déjà remarquablement dans son rôle. Parce qu’en plus, quand on est jeune et qu’on joue le rôle de quelqu'un qui va mourir, c’est tout de même ce qu'on peut avoir de plus extrême à cet âge-là et c’est quelque chose qui est complètement abstrait. Ce qui est marrant, c’est que quand je l’ai eu au téléphone un ou deux mois après la fin du tournage, il m’a dit : “ Ne plus être confronté à ma mortalité imminente me laisse un grand vide. Ma vie est trop longue. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir en faire ? ” Ne pas tourner tout de suite après l’a plongé dans un grand désarroi car c’était aussi un personnage qu’il appréciait et qu’il aimait bien la condition dans laquelle il le mettait. Théodore est un acteur qui tourne depuis toujours, donc il a de la chance d’avoir du travail. Il dit souvent que l’instant présent change et qu’il y a une poésie dans l’existence qui est plus difficile à trouver dans le quotidien, en fait.
Pourquoi avez-vous choisi un jeune homme pour personnage principal ?
Il est vrai qu’au début je me suis demandé si j’allais réussir à écrire sur un jeune homme, mais après je me suis dit qu’en même temps il possède aussi en lui une fragilité qui fonctionne. À un moment, je me suis dit que je ne réussirais pas et j’ai eu peur d’être fausse, dans la mesure où je suis une femme qui approche la quarantaine et a deux enfants. Qu’est-ce que saurais de ce que c’est d’être un garçon avoir 28 ans à qui on demande de déposer son sperme dans un petit pot machin, ou de traiter de l’amitié masculine à travers ses relations avec son copain. Après tout, je ne sais pas ce qui se dit entre deux hommes et de quoi ils parlent. Et c’est pour ça qu’à un moment donné, ma productrice m’a dit : “ Fais comme si c’était toi et ta meilleure amie. ” Je me suis dit alors que ça ne devait pas être si différent, en fait. Surtout qu’en n’ayant pas de co-scénariste, je n’ai pas cherché la caution d’un homme. Le film est un portrait de jeune homme vu par une femme. En outre, de nombreux réalisateurs ont fait des portraits de femmes, souvent très réussis, et on n’a jamais contesté leur légitimité. Bergman et Cassavetes parlent mieux des femmes que bien des réalisatrices. Et puis quand Théodore est arrivé et qu’il m’a dit que ça l’avait bouleversée, ça a achevé de me rassurer. Par la suite, j’ai aussi collaboré avec une directrice de la photo et une monteuse qui ont donc posé un regard vraiment féminin sur lui. J’avais aussi autour de moi des petites étudiantes en cinéma qui me disait que ça leur faisait tellement plaisir de voir un jeune homme qui ne soit pas déconstruit. Alors peut-être que si je m'étais trop interrogée, j’aurais finalement dépeint un jeune homme comme ceux de mon époque, plus dans des codes masculins.
Théodore Pellerin et William Lebghil
Croyez-vous qu’il y ait un tel changement ?
Oui, je vois la différence. J’ai des petits frères et sœurs de 25 ans et en l’espace d’une quinzaine d’années, il s'est passé beaucoup de choses chez les jeunes hommes. Les jeunes femmes, elles, ont avancé, alors qu’eux sont un peu à la ramasse. Mais c’est vrai que Théodore a un côté “romantique”, mais c’est quand même un jeune homme de son temps. Par exemple, sur la scène de la piqûre, dans la salle de bain, il l’embrasse une jeune fille dans un accès un peu de vertige et Théodore était choqué qu'un personnage aussi délicat que Nino l’embrasse sans lui demander son avis. Mais est-ce que ce n'est pas une pulsion humaine ? Ce sont des questions qu’on avait régulièrement sur le tournage où il y avait beaucoup de jeunes gens, sur ce qu’il faut ou ne faut pas montrer. Ma coscénariste Maud Ameline qui vient de la Fémis m’a raconté que les étudiants refusent de voir certains classiques en invoquant des raisons morales. Mais peut-être que ce n’est que passager…
À quel point vous êtes-vous référé à Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda pour écrire Nino ?
Ce n’est pas la même histoire, mais il y a quelque chose de commun dans le postulat de l’attente, de l’errance dans Paris. Et puis, c’est un film qui reste hyper moderne dans sa mise en scène. En revanche, il pose d’autres questions, notamment beaucoup sur sa propre image, en fait. C’est ça que ça vient chambouler chez Cléo. C’est son rapport à elle : est-ce qu’elle va mourir, vieillir, le miroir, etc. Et c’était intéressant que chez l’homme, ce soit différent. Donc ça nous a vraiment guidé, il y a des petits clins d’œil, mais c’est surtout la maladie qui vient déclencher et réveiller des choses ? Et en très peu de temps : en l’occurrence, une heure et demie dans le cas de Cléo, c’est-à-dire la durée du film. Alors ça m’a donné confiance en me disant qu’on pouvait décrire des trajectoires de personnages qui se déroulent en si peu de temps et auxquelles on croit. Comme dans Oslo 31 août, par exemple. qui se passe aussi en une journée. En revanche, je me suis démarqué du Temps qui reste de François Ozon où il y a une condamnation, car il va mourir, donc la problématique concernait ce qu’on fait du temps quand il est compté ? Moi, je me suis demandé si, même au-delà de la perspective de mort et de la chance de survie, il peut quand même se passer quelque chose, sans faire le bilan de sa vie, parce qu’il reste trois mois.
Avez-vous ressenti la tentation d’écrire la fin avant le début ?
En fait, j’ai écrit la fin avant le début, ce qui semble logique. C’est-à- dire que je savais où il allait et que surtout j’avais ça en tête et que je me disais qu’il fallait que ça finisse bien. Je n’ai pas trop tâtonné sur la fin, alors que sur le début beaucoup, car je savais aussi que je voulais montrer l’hôpital et la scène de chimio de la manière presque la plus banale possible. C’est-à-dire aussi déconstruire les fantasmes qu’on a autour de ce type de situation. Quand on ne connaît même pas le mot de chimio, je pense que les gens n’imaginent pas du tout ce que c’est. Et donc, nous nous disions que ça restait une chambre avec des infirmières assez douces qui vous branchent une perfusion. Mais ça charrie énormément d’autres choses intérieurement, bien sûr. Cependant sur le dispositif de l’image, ça reste ça. Donc, autant le montrer de la manière la plus épurée et la plus sobre possible. Ça, je l’avais en tête depuis le début. Et après, comme c’est un peu à rebours, en fait, j’ai découvert le personnage au fur et à mesure. Je savais où il arrivait, mais pas vraiment d’où il partait.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans ce processus ?
Le montage, je crois, quand même. J’ai trouvé ça dur, alors que c’est pourtant très écrit. En fait, l’écriture s’est bien passée. On a fait financer le film. Le tournage s’est merveilleusement bien déroulé avec les acteurs et avec l'équipe. Il y avait une osmose et j’étais contente de ce que j’avais fait, mais arrivée en montage, je me suis dit qu’en fait on peut rater des films à cette étape, ce que je n’avais pas du tout compris, s’il n’y a pas ce qu’il faut, mais même si on l’a, j’ai l’impression qu’on recommence le travail depuis le début. Alors je me suis demandé si c’est ce qui est écrit qui fait l’émotion et j’en ai conclu que la grâce se trouve vraiment au montage. Le problème consistait à faire naître de l’émotion. Et ça, je l’ai trouvé en visionnant les mêmes images toute la journée. Parce qu’au tournage, on sait si une prise, est bonne ou pas et on sent tous qu’il se passe quelque chose, alors que le montage est une étape très délicate où tout très sensible. Ma plus grande angoisse était que le film ne raconte rien du tout. Comment savoir dès le départ si les spectateurs allaient être touchés par cette première scène et allaient suivre tout le film à l’aune de ce qu’elle a suscité en eux. J’éprouvais de grands vertiges sur le mode “ Qu’est-ce qu'on raconte ? ”
Camille Rutherford
Avez-vous pratiqué des changements déterminants au montage ?
En fait, c’est au montage qu'on a trouvé le ton du film, quand même, parce que j’étais obsédée par l’attention de ne pas être facilement dans la blague, ni dans le pathos. Trouver un équilibre qui faisait dire à la monteuse qu’il faut permettre aux gens de rire, leur dire que c’est possible en leur montrant un peu la voie, sinon ils n'osent pas. Donc il y avait tout un travail à effectuer là-dessus pour savoir à quel moment on peut commencer à rire de ce qui vient de lui arriver, alors qu'on doit aussi être très vigilant à ne pas détruire la première scène. Et en même temps, à quel moment commence-t-on à se dire que c’est quand même un peu drôle. Quand il est dans la salle d’attente et qu’il demande :
- Vous attendez depuis longtemps ?
- 4 ans !
À quel moment se permet-on aussi de dire qu’on va quand même pouvoir aussi un peu rigoler ? Donc, c’est cela qu’on a beaucoup travaillé, ainsi que l’idée d’un rythme qui ne s’étale pas. Le film est flottant. C’est une petite boucle. Il retourne chez lui. Il a toujours parlé avec Léa. On repart au prochain. J’ai l’impression qu’il ira au fur et à mesure, avec une interrogation : est-ce que les gens vont s'ennuyer ou pas ?
Y a-t-il des choses que vous avez enlevées ?
On a un peu resserré le début et puis, là aussi, il faut faire attention aux distributeurs et aux diffuseurs tout en réussissant à garder le cadre. Parce que s’il y a trop d’avis, au bout d’un moment, il n’y en a plus du tout. Parce que tout le monde peut penser tout et le contraire de tout. Et puis, si l’on passe sa vie à négocier, à discuter le bout de gras ou le bout de plan, c’est quand même terrible non ! Peut-être que Jacques Audiard fait moins cela et que c’est aussi un truc de premier film. Et puis après, tout dépend de la place que vous laissez au processus collaboratif. Nous, on a encore épuré les choses sur les dialogues, même si le scénario était déjà un peu à l’os, et puis, on a fait confiance. Ce qui nous est revenu très vite au montage, c’est que l’acteur était vraiment extraordinaire, donc on pouvait se permettre d’enlever des choses. Ça nous a aussi donné confiance, mais j’ai trouvé le montage éprouvant. C'est une expérience particulière physiquement que de s’enfermer tous les jours pendant quatre mois devant des écrans. Quand je suis arrivée, ma monteuse avait fait un bout à bout de deux heures et demie.
Savez-vous déjà ce que vous ferez après la sortie de Nino ?
Je pense que je referai un autre film avec ma productrice, Sandra da Fonseca. Pour l’instant, je n’ai pas encore commencé à écrire car je ne suis pas du tout multitâche. La promotion du film est évidemment un cadeau, mais je pense qu’à un moment donné, elle prend trop de temps. De même, la présentation dans les festivals est utile et agréable, mais aussi chronophage, alors il faut choisir et éviter de se disperser, surtout si le film est vendu à l’étranger et qu’il faut également l’y accompagner pour la sortie. Mais à quel moment faut-il couper pour passer à un autre projet ? J’en ai notamment parlé avec Agathe Riedinger qui a réalisé Diamant brut et que j’ai croisée à Cannes : pour elle, ça a duré un an ! Certes, c’est une chance et on voyage, mais ça peut aussi devenir un véritable piège et il ne faut pas que ce soit un frein. Moi, j’ai 38 ans, alors qu’il y a des réalisatrices qui ont fait leur premier film à 25 ans, mais je n’ai pas envie de bâcler pour rattraper le temps perdu, donc il faut réussir à se créer un espace, sachant qu’un film prend entre deux et trois ans, de l’écriture à la sortie. En outre, je me dis qu’il faut respecter toutes les étapes qui vous nourrissent et que c’est le chemin qui est intéressant aussi. Parce que la question est comment vivre entre-temps, parce que si l’on ne pratique son métier qu’à un tel rythme, c’est quand même un peu juste. En outre, on n’apprend vraiment qu’en tournant. Il faut aussi se préserver pour ne pas tomber dans une sorte d’auto-promotion un peu dangereuse. Je me souviens d’un réalisateur qui m’avait dit que l’important est de toujours avoir un projet à annoncer pour être crédible, surtout si l’on a un succès et qu’on doit passer à la suite plus tôt que prévu. C’est un milieu qui supporte moins bien l’attente qu’avant.
Propos recueillis par
Jean-Philippe Guerand
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