Sentimental Value Film franco-norvégo-germano-suédo-danois de Joachim Trier (2025), avec Renate Reinsve, Stellan Skarsgård, Inga Ibsdotter Lilleaas, Elle Fanning, Anders Danielsen Lie, Jesper Christensen, Lena Endre, Cory Michael Smith, Catherine Cohen, Andreas Stoltenberg Granerud, Øyvind Hesjedal Loven, Lars Väringer, Bjørn Alexander, Jonas Lindegaard Jacobsen, Pia Borgli… 2h13. Sortie le 20 août 2025.
Stellan Skarsgård et Elle Fanning
Au moment où deux sœurs enterrent leur mère, réapparaît dans leur vie un grand absent, leur père qui a beaucoup à se faire pardonner, mais se comporte comme si de rien n’était. Jusqu’au moment où il propose à sa fille aînée, actrice de renom, de tenir le rôle principal de son prochain film, quitte à engager pour la convaincre une actrice hollywoodienne en vue complice malgré elle de sa manipulation bien peu honorabl. Joachim Trier est un orfèvre des émotions qui excelle plus particulièrement dans la caractérisation des personnages féminins. C’est ainsi que son film précédent, Julie (en 12 chapitres), a valu le prix de la meilleure actrice du Festival de Cannes 2021 à Renate Reinsve qu’il associe cette fois à une nouvelle venue tout aussi convaincante, Inga Ibsdotter Lilleaas dans un rôle plutôt ingrat de faire-valoir aveuglée par la lumière de ses partenaires, mais aussi à l’Américaine Elle Fanning. Trois femmes face à un homme qui tient de l’ogre et du démiurge par sa volonté de tout régenter avec un sans-gêne sidérant, sans se préoccuper des dommages qu’il risque de provoquer autour de lui et sans doute bien au-delà. Un personnage puissant comme les affectionne l’acteur suédois Stellan Skarsgård dont on peut s’étonner qu’il n’ait jamais obtenu la moindre récompense majeure, lui qui fut dirigé à ses débuts sur scène par Ingmar Bergman et peut se targuer d’un tableau de chasse qui compte les réalisateurs les plus prestigieux de son temps, de Lars von Trier à István Szabó et Miloš Forman, en passant par Gus van Sant, Steven Spielberg, Paul Schrader, Ron Howard, David Fincher, Volker Schlöndorff, Terry Gilliam et Denis Villeneuve. Il joue notamment à merveille de sa stature de colosse pour affirmer sa domination sur ses partenaires dont Joachim Trier exploite ici à merveille les moindres ressources.
Renate Reinsve et Inga Ibsdotter Lilleaas
Parfois un peu sentencieux à certains moments de ses films précédents, le réalisateur norvégien atteint cette fois à l’épure tant il a la sagesse d’éliminer toues les scories inutiles pour aller droit à l’essentiel. Il est servi en cela par la qualité de ses interprètes, mais aussi par la rigueur dramaturgique du scénario qu’il a écrit avec son complice habituel, Eskil Vogt, et qui témoigne d’une rigueur à toute épreuve sur un registre assez universel. Valeur sentimentale joue en outre avec habileté de son décor principal : cette maison de famille transformée en plateau de tournage où le réalisateur campé par Stellan Skarsgård (en qui on est tenté de reconnaître Bergman parmi ses modèles) entreprend de rejouer une autre version des événements qui s’y sont réellement déroulés, comme pour démontrer que l’art peut parfois s’avérer plus fort que la vie par sa façon de s’en emparer et de la soumettre à des distorsions pour corriger rien moins que la vérité. Avec au cœur de cette réflexion une question fondamentale sur la capacité de l’artiste à exercer son pouvoir en rectifiant le cours des choses. À l’instar d’un montreur de marionnettes s’enivrant de sa puissance et en abusant pour asseoir sa domination à la fois sur les pantins dont il actionne les ficelles et sur son entourage dont il aime à pointer les faiblesses pour mieux les mettre au service de ses desseins artistiques parfois les plus sombres. C’est dire l’ambition de ce film tiré au cordeau qui remet en cause la fonction même du metteur en scène, mais en conteste l’inexorable fatalité en nous exposant la réalité dans un miroir trompeur. Grand prix du Festival de Cannes, le film le plus abouti de Joachim Trier ne livre pas tous ses secrets dès la première vision. En revanche, il s’inscrit dans la mémoire d’une manière indicible par sa façon de nous questionner à travers les cas de conscience de ses protagonistes et l’abîme qu’ils ouvrent.
Jean-Philippe Guerand
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