Drømmer Film norvégien de Dag Johan Haugerud (2025), avec Ella Øverbye, Ane Dahl Torp, Selome Emnetu, Ingrid Unnur Giæver, Silje Breivik, Anne Marit Jacobsen, Lars Jacob Holm, Valdemar Dørmænen Irgens… 1h50. Sortie le 2 juillet 2025.
Ane Dahl Torp et Ella Øverbye
Une lycéenne plutôt réservée tombe amoureuse d’une de ses enseignantes dont elle se met à interpréter le moindre geste comme un signe d’encouragement. Dès lors, elle confie à son journal intime les sentiments qui l’agitent et les sensations qui la submergent, quitte à enjoliver parfois la réalité… De ce point de départ qui aurait pu donner lieu à une chronique adolescente comme on en a souvent vues, Dag Johan Haugerud tire un film en fait beaucoup plus ambitieux, à travers les rapports privilégiés de la donzelle avec sa mère et sa grand-mère qui l’ont élevée dans la tradition familiale d’un féminisme plus raisonné que vindicatif. Trois générations conditionnées par leur époque qui manifestent des réactions à géométrie variable par rapport à une situation intemporelle : le premier amour. Ce propos va de pair ici avec la complicité de ces trois femmes et l’application habile d’une grille psychanalytique qui justifie le titre du film : Rêves. Il s’agit là en effet du dernier pan d’une Trilogie d’Oslo que cet été va nous permettre de découvrir dans son intégralité. Un geste cinématographique puissant qui a débuté avec Désir (sortie le 16 juillet), triplement primé à Berlin en 2024, puis s’est poursuivi avec Amour (sortie le 9 juillet), sélectionné à Venise quelques mois plus tard. Rêves a décroché quant à lui l’Ours d’or à Berlin cette année et mis en lumière l’œuvre encore méconnue d’un compatriote de Joachim Trier, récemment couronné à Cannes pour Valeur sentimentale. Une aubaine pour le cinéma de cette Norvège qui ne compte que cinq millions et demi d’habitants et a longtemps été occulté par ses grands voisins scandinaves que sont la Suède et le Danemark voire nordiques comme la Finlande et l’Islande. Chacun de ces films, programmés paradoxalement dans l’ordre inverse de leur présentation initiale, est indépendant des deux autres et met en scène des protagonistes différents, avec pour seul fil rouge une thématique universelle et pour cadre récurrent la capitale norvégienne.
Ella Øverbye et Selome Emnetu
Rêves n’est pas une banale d’histoire d’amour. D’ailleurs, on n’en découvre que quelques bribes éparses à travers le récit qu’en dresse cette adolescente confrontée à un véritable séisme sentimental qui la submerge et dans lequel elle projette tous ses fantasmes d’adolescente en consignant chaque instant à l’insu de ses proches dans des carnets dont ses aînées vont lui envier la qualité littéraire. Tout l’intérêt du film réside dans le décalage qui s’instaure peu à peu entre la réalité objective des faits, dont il ne nous montre que des fragments épars, et l’interprétation qu’en tire la jeune fille aveuglée par ses désirs qu’elle ne maîtrise plus. La mise en scène s’avère à ce titre exemplaire par son usage calculé des ellipses, puisqu’elle nous associe exclusivement au point de vue de l’élève et ne nous fait entrevoir celui de sa maîtresse (terme dont le double sens est particulièrement indiqué ici), le plus souvent absente, que de façon anecdotique. Comme si leur intimité nous était interdite et s’arrêtait au seuil de la chambre à coucher. Le tout confronté au décryptage méthodique de ce journal intime dont la mère et la grand-mère perçoivent l’expression unique à travers sa façon d’aborder ses élans du cœur avec une fraîcheur aussi dénuée de calcul que désarmante. Cette confession sincère constitue aussi de sa part un geste créatif que seules autorisent l’innocence et la spontanéité de la jeunesse.
Selome Emnetu et Ella Øverbye
Le sexagénaire Dag Johan Haugerud réussit la prouesse d’endosser ces multiples points de vue avec le même naturel, qui plus est en s’identifiant à un quatuor de personnages féminins avec lesquels il ne partage a priori pas grand-chose, hormis une fascination dévorante pour le langage. Par ailleurs romancier, il saupoudre à travers son art de la mise en scène des éléments psychanalytiques particulièrement judicieux qui témoignent d’un travail fouillé en amont. À commencer par cette obsession des escaliers qui traverse discrètement son film et évoque sur un mode épuré certaines images symboliques en vogue sous l’ère freudienne du cinéma hollywoodien des années 40, du cauchemar de La maison du Docteur Edwardes (1945) d’Alfred Hitchcock imaginé par Salvador Dali à certaines parenthèses oniriques de La double énigme (1946) de Robert Siodmak ou du Secret derrière la porte (1948) de Fritz Lang. Le réalisateur tisse ainsi sa toile autour de ses protagonistes et nous offre de nous allonger sur son canapé en dévidant peu à peu sa pelote à un rythme dont il demeure l’unique ordonnateur. Image d’autant plus saisissante qu’elle renvoie aux cours de tricot que l’enseignante prodigue à sa jeune élève enamourée. La façon dont le réalisateur finit par déconstruire méthodiquement son scénario en passant à la question chacune de ses protagonistes s’impose comme un modèle du genre qui auréole ce dédale fascinant d’une rare virtuosité narrative. Précisons ici que nous découvrons à cette occasion un cinéaste qui peut déjà se targuer d’un quart de siècle de carrière.
Jean-Philippe Guerand
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