Documentaire français d’Alexandre Gouzou et Jean-Claude Taki (2023), avec Paulo Branco, Stéphane Tchalgadjieff… 1h06. Sortie le 18 juin 2025.
C’est l’histoire d’un film jamais tourné qui a failli voir le jour à plusieurs reprises. Un scénario écrit par le grand réalisateur italien Michelangelo Antonioni avec l’écrivain américain Rudy Wurlitzer auquel le premier producteur à s’intéresser a été un chantre de l’indépendance, Paulo Branco, qui possédait dans son écurie des pur-sang tels que Raoul Ruiz et Manoel de Oliveira. Il a envisagé un tournage à Vancouver, au Canada, pour une histoire située aux États-Unis qu’aucun Américain n’aurait osé produire, même si Antonioni avait déjà tourné dans ce pays Zabriskie Point (1970). Two Telegrams s’attache à une femme mariée en proie à un irrépressible désir sexuel et prend pour cadre deux gratte-ciel qui se font face. Le réalisateur italien y traite d’une de ses obsessions : le désir féminin. La vie se charge toutefois d’interférer dans ce projet quand il est victime d’un AVC qui le laisse hémiplégique, en décembre 1985. Pourtant seule sa capacité de parler est anéantie et il exprime sa volonté de mener à bien ce projet repris une dizaine d’années plus tard par un producteur français, Stéphane Tchalgadjieff, que Canal + assure de son soutien en couvrant l’intégralité du budget estimé. Le tournage est envisagé cette fois à Los Angeles, ville du cinéma s’il en est où la richesse et la pauvreté extrêmes se côtoient de très près, ce qui donne une valeur ajoutée à cette histoire de désir intense. Très vite, les agents hollywoodiens dépêchent leurs clients les plus prestigieux au casting, notamment Sharon Stone et Johnny Depp. Ce projet européen ne cadre toutefois pas avec les plans de carrière des stars dont la fonction consiste à rapporter beaucoup d’argent dans un système où un accord oral a valeur de contrat. Pas question pour ces vaches à lait de s’égarer dans des œuvres artistiques dépourvues du moindre potentiel commercial. La force d’inertie de ces agents aura finalement raison de l’enthousiasme des Français, alors même que le décorateur Dean Tavoularis avait déjà commencé à travailler.
Cette histoire est aujourd’hui relatée par Alexandre Gouzou et Jean-Claude Taki dans Une chronique américaine, une sorte de songe cinématographique où les interviews des deux producteurs successifs Paulo Branco et Stéphane Tchalgadjieff sont entrecoupées d’extraits du scénario illustrés par des stockshots datant des années 50 à 70 qui pourraient ressembler à des extraits de ce film dont aucune image n’a jamais été tournée. Le voile se lève sur ce serpent de mer cinématographique dont un carton nous explique à la fin qu’il a intéressé Fred Roos, le producteur de Francis Ford Coppola, dont on ignore ce qu’il en a fait. Ce documentaire s’inscrit dans la lignée de certains sujets de l’émission “Cinéma cinémas” qui excellait dans l’art délicat de susciter la nostalgie à grands renforts de détails infimes. On y retrouve çà et là des obsessions bien connues d’Antonioni, notamment le brouillard sur l’autoroute d’Identification d’une femme (1982). Ce film fantasmatique apparaît comme un véritable voyage dans un labyrinthe fantasmatique assez cohérent. Ce n’est en aucun cas une recréation de Two Telegrams, mais plutôt une sorte de pèlerinage parmi les cailloux blancs qu’a semé derrière lui ce projet inabouti. Une œuvre de création fascinante qui revendique ses partis-pris et apporte un soin particulier à ses apparences, notamment à travers l’usage des miroirs et un fétichisme qui va de pair avec cette fascination pour le progrès qui hantait Antonioni et lui a inspiré en son temps l’un des premiers longs métrages tournés en vidéo, Le mystère d’Oberwald (1980), à l’initiative de Monica Vitti qui rêvait d’interpréter L’aigle à deux têtes. Une chronique américaine cite d’ailleurs cette obsession du cinéaste pour les nouvelles images. Des plans sur la comète comme celui-ci, on en redemande !
Jean-Philippe Guerand
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