Mò shì lù Film singapouro-taïwano-français de Siew Hua Yeo (2024), avec Chien-Ho Wu, Lee Kang-sheng, Vera Chen, Mila Troncoso, Anicca Panna, Xenia Tan, Pete Teo, Maryanne Ng-Yew… 2h04. Sortie le 25 juin 2025.
Lee Kang-sheng
Voici un film qu’on regarde, mais aussi dont les protagonistes s’observent et se surveillent dans une sorte de ronde infernale dont personne ne sort vraiment indemne, surtout pas le spectateur pris au piège d’un procédé qui le prend à témoin de ce qu’il voit, comme s’il en était un élément à part entière. L’action se déroule à Singapour, un état asiatique qui a érigé la vidéo-surveillance en dogme absolu dans une dérive sans issue héritée du fameux Big Brother décrit par l’écrivain George Orwell dans “1984”. C’est dans ce cadre particulier qu’un couple dont la fille a disparu depuis un an décèle la présence d’un voyeur moins pervers qu’il ne pourrait y paraître de prime abord. Une réflexion intelligente sur le regard dans une société hantée par les caméras de surveillance qui fait dire à un flic que la police se contente désormais de visionner les scènes les plus anodines qui s’offrent à elle pour élucider les affaires les plus troubles. Comme une mise en abyme de l’obsolescence programmée de la vidéo… Une réflexion lourde de sens affirme au début que “ quand ils les emmènent au square, les parents ne surveillent vraiment que leurs propres enfants ”. Et il est vrai que le couple auquel s’attache ce film vit avec la culpabilité de ce moment d’égarement qui a abouti à la plus cruelle des douleurs : la disparition d’un enfant que toute absence de cadavre contribuera à parer d’un doute tant que son corps n’aura pas été retrouvé et identifié. Dès lors, ce thriller psychologique tisse sa toile pour nous emprisonner dans une sorte de spirale implacable qui puise parmi des sentiments universels sans chercher en aucun cas à prendre des gants ou à nous ménager outre mesure.
Mila Troncoso
Sous le prétexte d’une disparition suspecte comme il en arrive quotidiennement partout sur la planète, Stranger Eyes propose une réflexion sur l’insoutenable légèreté de l’être d’où affleure le poids de la culpabilité. Avec ce comble que symbolise dans une société sous surveillance institutionnalisée la présence d’un voyeur, c’est-à-dire en quelque sorte un individu qui reprend à son compte la doctrine étatique supposée anticiper la délinquance et les moindres incivilités pour mieux les éradiquer, selon ce bon vieux principe totalitaire dont Minority Report, le projet de Kubrick mené à bien par Spielberg, dénonçait les excès. Stranger Eyes adopte d’ailleurs dans son dernier tiers une posture audacieuse qui consiste à dissiper le mystère pour se demander à quel point la fin justifie les moyens. Dès lors, le film en cache un autre en confrontant à distance deux personnages dont les existences sont liées. Lauréat du Léopard d’or à Locarno dès son deuxième long métrage, Les étendues imaginaires (2018), le quadragénaire Siew Hua Yeo tire de cet argument une parabole déchirante sur les liens du sang et cette mince frontière séparant parfois la vie d’un destin qui représente l’aboutissement de dix ans de réflexion. Avec cette méditation sous-jacente sur ce qui relève de l’acquis et ce qu’on doit à l’inné, mais aussi ce paradoxe selon lequel, même dans une société sous haute surveillance, les individus ressentent le besoin de se donner en pâture sur les réseaux sociaux, quitte à renforcer leur dépendance viscérale aux images et à s’exposer à tous les dangers dans un sursaut de narcissisme paradoxal. Un propos actuel qui atteint son paroxysme quand l’un des personnages se met à scruter son propre appartement avec une paire de jumelles et y distingue une intruse qui pourrait bien être… elle-même. Là, le voyeurisme touche à la folie et entraîne le film dans une dimension antonionienne où tout deviendra possible. À commencer par le pire.
Jean-Philippe Guerand
Commentaires
Enregistrer un commentaire