Accéder au contenu principal

Marcel Ophuls (1927-2025) : Un homme contre, tout contre…




Se lancer en tant que réalisateur dans les années 60 était moins que jamais une sinécure, dans un contexte où la Nouvelle Vague tenait le haut du pavé et enchaînait les coups d’éclat, face à un cinéma commercial consommateur de vedettes. Il est amusant de noter que c’est le moment commun que choisirent deux fils de… pour marcher sur les traces de leurs glorieux aînés. Leurs pères respectifs ayant par ailleurs compté parmi les rares chouchous des “Cahiers du Cinéma” à une époque où le cinéma français brillait plutôt par son académisme en charentaises, ils pouvaient escompter une certaine bienveillance de la part de ses critiques pas encore passés à l’acte. Marcel Ophuls est né au cœur de l’âge d’or la République de Weimar, le 1er novembre 1927, tout juste quelques mois après la sortie de Metropolis de Fritz Lang et alors que son propre père, Max, directeur de création du Burgtheater de Vienne, n’avait pas encore goûté au cinéma. Son fils prodigue est décédé le 24 mai 2025 au cœur du Béarn, comme il a vécu : en toute discrétion. Il laisse cependant une œuvre considérable grâce à laquelle il s’est fait un prénom sans jamais renier ses convictions ni son sens de l’humour à toute épreuve.



Peau de banane (1963) de Marcel Ophuls



L’un était le fils du réalisateur de Casque d’or, Jean Becker, qui avait achevé son testament cinématographique, Le trou (1960), en suivant scrupuleusement ses consignes. L’autre avait pour père Max Ophüls à qui son cher Jacques Becker avait promis de mettre en scène le scénario de son film posthume, Les amants de Montparnasse (1958). Leurs fils respectifs ont suivi leurs traces avec Un nommé La Rocca (1961) pour Jean Becker et, à l’invitation de son ami François Truffaut, le sketch Munich de L’amour à vingt ans (1962) que suivront trois longs métrages jusqu’en 1966 pour Marcel Ophuls dont Peau de banane (1963) qui attire la bagatelle d’1,9 million de spectateurs. Avec Jean-Paul Belmondo en figure de proue. Simultanément, Ophuls junior qui fut l’assistant de John Huston et Julien Duvivier poursuit une carrière discrète à la télévision allemande sous le pseudonyme de Marcel Wall, en adoptant le nom de sa mère, elle-même actrice de cinéma éphémère entre 1919 et 1922. En 1967, dégoûté de la fiction par l’échec d'un nanar dans lequel il s’est égaré avec Eddie Constantine, Faites vos jeux, mesdames (1965), Ophuls signe un premier coup d’éclat sous son véritable patronyme : un documentaire historique de près de trois heures intitulé Munich ou La paix pour cent ans dont la diffusion en deux parties provoque un certain retentissement des deux côtés du Rhin par son propos historico-politique. Mais ce n’est là qu’un début et le combat continue…



Bande-annonce du Chagrin et la pitié (1969)

de Marcel Ophuls



Désormais doté d’une réputation enviable, Marcel Ophuls s’associe avec les journalistes André Harris et Alain de Sédouy, quant à eux exilés en Suisse, pour aborder un sujet qui fâche : la collaboration. À la Libération, le Général de Gaulle avait prôné la réconciliation en maintenant à leur poste des hauts fonctionnaires dont le comportement n’avait pas toujours été exemplaire, tout en exaltant les actes de bravoure de la résistance et en perpétuant le fantasme d’une France unilatéralement héroïque. C’est cette idée que bat en brèche Le chagrin et la pitié dont le titre reprend des mots inscrits sur une banderole tendue en travers de la Chambre des députés pendant la guerre et dont le sous-titre décrit la teneur : Chronique d’une ville française sous l’Occupation. Clermont-Ferrand y devient l’épicentre d’une France déchirée qui n’a pas toujours su choisir entre le Bien et le Mal. La réaction du Général de Gaulle au film est sans appel : “ La France n’a pas besoin de vérités ; la France a besoin d’espoir. ” Un an après la révolution de 1968 qui a entraîné une sorte d’épuration interne, l’ORTF refuse de diffuser le film pourtant montré sans encombre à la télévision allemande qui l’a coproduit et même en prime time à la BBC. Il devra attendre jusqu’à avril 1971 pour connaître enfin une sortie commerciale, d’abord au Studio Saint-Séverin, une salle que possède Louis Malle au Quartier Latin, puis sur les Champs-Élysées, et déclenchera un véritable phénomène de société en inspirant à Claude Mauriac ces mots sans appel dans “Le Figaro” : “ Voici la preuve incontestable que les Français ont été des lâches. ” Simone Veil qui s’est battue pour empêcher le film de sortir lui consacrera plusieurs pages de ses mémoires, “Une vie” (Stock, 2007), où elle stigmatise son caractère “antifrançais”.


Malgré sa durée de quatre heures et demie, ce documentaire en forme d’électrochoc extrait de cinquante à soixante heures de rushes en 16mm noir et blanc (tournées au cours de la campagne électorale du printemps 1969 qui aboutira à la démission du Général de Gaulle) parvient à attirer 560 000 spectateurs en… 87 semaines d’exclusivité. Le secret de fabrication de son réalisateur : “ Différer le plus longtemps possible, et bien au-delà du tournage, toute idée de construction. ” Marcel Ophuls utilise à cet effet un stratagème qui n’appartient qu’à lui, “ quelque chose de toujours présent dans mes documentaires qui est essentiel pour structurer le discours et c’est ce que j’appelle une idée portemanteau ”, selon un entretien accordé à Mathieu Li-Goyette de panorama-cinema.com en 2013. Un prétexte qui donne l’impression au spectateur qu’il a une idée derrière la tête. Résultat tangible, Le chagrin et la pitié suscite des débats passionnés que ne fera qu’attiser la première fiction ambitieuse sur ce sujet, Lacombe Lucien de Louis Malle, qui mobilisera là encore la foule des grands jours en janvier 1974. On en retiendra que Marcel Ophuls a été le premier à convier les Français au rendez-vous de leur histoire la moins glorieuse en appuyant là où ça fait mal, mais il l’assume : “ Je suis un fanatique de l’individualisme ”, tout en avouant sa peur des idéologies. Avec à la clé une nomination à l’Oscar 1972 du meilleur documentaire, le Bafta du meilleur programme télévisé étranger et le prix Georges Sadoul. Il faudra en revanche attendre l’accession au pouvoir de François Mitterrand pour que le film soit diffusé à la télévision française, le 28 octobre 1981. Ce soir-là, quelque vingt millions de téléspectateurs sont au rendez-vous de leur histoire qui incite les plus jeunes à demander des comptes à leurs parents et grands-parents. Au-delà du cinéma, le film déclenche une vaste prise de conscience qui aboutira aux procès tardifs de Klaus Barbie en 1987, Paul Touvier en 1994 et Maurice Papon en 1998, avec entre-temps l’assassinat de René Bousquet en 1993.



Bande-annonce d’Hôtel Terminus (1988)



Marcel Ophuls, lui, retrouve son poste à la télévision allemande en alignant les documentaires, mais ne désarme pas. Simultanément, il développe des projets plus ambitieux à destination du grand écran dont À ceux qui perdent (1972) consacré au conflit irlandais et L’empreinte de la justice (1976), un réquisitoire de près de cinq heures sur la notion de crime de guerre que remet au goût du jour le bourbier vietnamien, déjà esquissé dans La moisson de My Laï (1970). Suit pour le cinéaste une longue décennie de réflexion dont il émerge avec un nouveau film majeur, Hôtel Terminus, sous-titré Klaus Barbie, sa vie et son temps. Ophuls poursuit là son travail de mémorialiste en dressant le portrait du fameux “bourreau de Lyon” réfugié en Amérique Latine, puis arrêté, extradé et jugé pour crimes contre l’humanité. Ce film de près de cinq heures lui vaut l’Oscar du documentaire en 1989. L’année suivante, c’est la chute du Mur de Berlin qu’il immortalise dans November Days, une production destinée à la télévision qui bénéficie d’une sortie en salle. Tandis que le premier conflit armé européen de l’Après-Guerre fait rage en Bosnie-Herzégovine, Ophuls se consacre alors à un projet qui lui tient particulièrement à cœur et constitue à ses yeux une sorte d’aboutissement de son œuvre : Veillées d’armes : histoire du journalisme en temps de guerre (1994). Ici s’interrompt son long combat pour la vérité et l’élaboration d’une nouvelle façon de concevoir des documentaires qu’il se garde bien de théoriser, contrairement à son meilleur ennemi Claude Lanzmann (Shoah, 1985) à qui on l’a parfois comparé un peu hâtivement et qui l’avait qualifié un jour de “ grand donneur de leçons ”, là où l’un se voulait mémorialiste à l’écrit comme à l’écran et où l’autre se comportait davantage en polémiste et en cinéaste engagé, en accord avec son vieil ami Jean-Luc Godard sur le fait qu’“ un travelling est une affaire de morale ”.



Bande-annonce de Veillées d’armes (1994)



Dans un entretien accordé à “Télérama” en 2012, Ophuls résumait l’état d’esprit qui l’animait :“ Je n’aime pas me servir d'une caméra comme d'une arme, pour faire ciller les gens. Je ne trouve pas ça sympathique – ni efficace, en fin de compte. ” Le réalisateur ajoutera toutefois encore deux chapitres plus personnels à son œuvre monumentale : Max par Marcel (2009), où Ophuls sans tréma (il comprenait qu’on mette un umlaut sur le “u” de son nom en toute bonne foi, mais antisémite qu’on persiste après explication) évoque Ophüls avec tréma, et Un voyageur (2013), une autobiographie facétieuse qui témoigne de son esprit à tous les sens du terme et constitue le pendant naturel de son livre “Mémoires d’un fils à papa” (Calmann-Lévy, 2014). “ J’ai fait des films qui, j’espère, révèlent quelque chose de l’être humain ”, résumera-t-il. On lui doit aussi une conversation passionnante avec Jean-Luc Godard intitulée “Dialogues sur le cinéma” (Le Bord de l’Eau, 2012). Stéphane Bou lui a par ailleurs consacré la même année une série radiophonique en quarante épisodes diffusée sur France Inter sous le titre “Marcel Ophuls, sa vie, son œuvre, son siècle”. Tout y est dit… ou presque.

Jean-Philippe Guerand







Bande-annonce d’Un voyageur (2013)

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva...

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la viol...

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract...