Film bulgaro-franco-helvéto-indien de Konstantin Bojanov (2024), avec Anasuya Sengupta, Omara Shetty, Mita Vashisht, Auroshikha Dey, Tanmay Dhanania, Rohit Kokate, Omara, Prakash Ghimire, Puja Joshi… 1h54. Sortie le 14 mai 2025.
Anasuya Sengupta et Omara Shetty
La mondialisation provoque parfois des situations saugrenues. C’est le cas de The Shameless, incursion audacieuse d’un réalisateur bulgare en Inde pour y aborder un sujet qu’aucun cinéaste local n’aurait pu mener à bien sans endurer les foudres de certains groupes de pression. Il choisit pour héroïne une prostituée coupable d’avoir assassiné un policier qui s’enfuit dans une maison close située à l’autre bout du pays et y rencontre une fille beaucoup plus jeune qu’elle avec qui elle se lance dans une liaison contre nature. Une histoire rocambolesque qui s’appuie sur un personnage féminin pourvu de multiples caractéristiques anticonformistes, qu’il s’agisse de son métier, de son âge et de son homosexualité assumée dans une société traditionaliste toujours prompte à châtier les brebis égarées. Du cinéma indien, on connaît surtout les superproductions à grand spectacle de Bollywood, quelques films d’auteur plutôt radicaux et un no man’s land constitué d’œuvres assez atypiques mais encore assez peu nombreuses, faute de financements appropriés. C’est dire combien The Shameless tranche dans ce paysage par ses multiples audaces. Cette femme sans honte est une authentique guerrière que son métier a toujours vouée à vivre en marge de la société. Alors quand elle se transforme en hors-la-loi, elle se mue presque naturellement en combattante dans une société de castes où elle n’a pas de place légitime et met à profit cette marginalité assumée pour rallier à sa cause une femme plus jeune qu’elle espère préserver de cette fatalité qui n’en est une que parce qu’on la laisse se perpétuer sans que quiconque ose la remettre en cause.
Omara Shetty et Anasuya Sengupta
Konstantin Bojanov a tenté un pari extrêmement audacieux, mais n’a pas à rougir de s’être accroché à son rêve. Dans le contexte d’une Inde elle-même fracturée religieusement et linguistiquement, il prend pour héroïnes deux femmes hermétiques au féminisme traditionnel tel qu’on le conçoit en Occident, mais portées par leurs rêves dans un monde d’hommes où elles ont toujours été vouées à la soumission, sans aucun espoir d’échapper à leur condition. Jusqu’au moment où l’aînée commet un meurtre et n’a d’autre alternative que de s’enfuir pour se faire oublier et rallier à sa cause une fille plus jeune. Comme un pont jeté vers le futur. Ce point de départ rocambolesque n’est qu’un prétexte. Comme son titre le souligne, The Shameless montre une femme dépourvue de honte qui se sacrifie pour que d’autres la suivent et perpétuent son esprit de résistance. Au point de donner un sens à sa vie en transmettant sa détermination de rebelle à sa jeune maîtresse en qui elle se projette. Cette histoire complexe repose sur la complémentarité de ses deux interprètes féminines profondément atypiques : Anasuya Sengupta, l’aînée, et Omara Shetty, la cadette. Des comédiennes que leur metteur en scène traite comme de véritables égéries capables de faire évoluer le statut de la femme dans une société patriarcale oppressante. Cette étude de mœurs d’une incroyable audace a le bon goût d’aller au bout de son propos en prenant pour héroïnes d’authentiques guerrières telles qu’aucun film indien n’a jamais osé en montrer, sinon sur le registre ludique du cinéma de genre. Sans doute parce qu’il été réalisé par un Européen en s’inspirant d’un livre de l’historien britannique William Dalrymple et surtout qu’il a été tourné au Népal après avoir été conçu initialement comme l’une des quatre parties d’un documentaire consacré au système des dedavasi qui sacrifiait des filles prépubères au nom d’une divinité jusqu’à son interdiction officielle dans les années 80.
Jean-Philippe Guerand
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