Marco Film espagnol d’Aitor Arregi et Jon Garaño (2024), avec Eduard Fernández, Nathalie Poza, Chani Martín, Jordi Rico, Daniela Brown, Julia Molins, Sonia Almarcha, Fermi Reixach… 1h41. Sortie le 14 mai 2025.
Les rapports qu’a entretenu l’Espagne avec la Shoah sont très particuliers. Parmi les quelque neuf mille citoyens de cette nationalité qui ont officiellement été déportés, la plupart était en fait des réfugiés installés en France après la guerre civile et détenus dans des camps de concentration comme Rivesaltes. Le franquisme a par ailleurs empêché ensuite les rescapés considérés comme apatrides de regagner leur terre natale où ce sujet est resté un tabou tenace jusqu’à la disparition du Caudillo. Ce silence assassin a permis à un dénommé Enric Marco d’accéder à une place de choix parmi la communauté des déportés que son histoire personnelle lui a permis de représenter en toute légitimité. À un détail près, mais il est d’importance : il s’est avéré que cet homme était un mythomane et un usurpateur qui a abusé de cette mémoire collective si longtemps étouffée pour en devenir l’un des porte-parole les plus estimés. Car quand les historiens se sont penchés sur son cas, ils n’ont pu que constater qu’il n’existait pas la moindre trace de son passage par les camps de concentration et qu’aucun survivant de celui où il prétendait avoir été détenu, Flössenburg en Bavière, ne se souvenait l’y avoir croisé. Circonstance aggravante, au lieu de se faire discret, ce menteur compulsif une fois confondu a multiplié les interventions médiatiques en se cramponnant à cette posture délirante jusqu’à sa mort en 2022… à l’âge canonique de 101 ans. Et on a appris tout récemment qu’il avait usurpé l’identité du résistant et déporté catalan Enric Moner.
Eduard Fernández
Santiago Fillol et Lucas Vermal ont consacré à ce personnage peu recommandable un documentaire intitulé Ich bin Enric Marco (2006) où il a eu l’occasion de s’exprimer abondamment. C’est cette fois un film de fiction qui relate cette incroyable escroquerie mémorielle et surtout la persistance dans le mensonge d’un homme qui a jeté le discrédit sur les véritables victimes espagnoles de la Shoah et ajouté à leur douleur par son obstination irrationnelle face à des preuves pourtant accablantes. Passionnés par l’histoire de leur pays, les réalisateurs Aitor Arregi et Jon Garaño s’étaient fait remarquer avec Une vie secrète (2019), qu’ils avaient coréalisé avec José-Mari Goenaga, qui est cette fois crédité en tant que coscénariste, Ils y levaient le voile sur ces républicains espagnols qui sont restés cachés pendant des décennies afin d’échapper aux foudres du franquisme. La personnalité hors du commun à laquelle ils s’attaquent cette fois à un cas pathologique qui relève de la psychiatrie. Un homme qui cherche la gloire et la célébrité et qui, même confondu, continue à s’accrocher à une vérité alternative que le contexte historique permet d’assimiler à une réécriture toxique et propice à nourrir les thèses révisionnistes en profitant de l’amnésie dans laquelle Franco a maintenu l’Espagne jusqu’à sa mort pour se dédouaner de ses propres responsabilités.
Eduard Fernández (au centre)
Marco, l’énigme d’une vie est le décryptage d’un abus de mémoire dont le responsable a peaufiné son scénario intime. Il s’est fait passer pour un militant anarchiste arrêté à Marseille, déporté et revenu en Espagne clandestinement avant de réapparaître à la chute du franquisme et d’occuper des fonctions publiques comme syndicaliste puis en tant que représentant des déportés espagnols et même président de l’amicale de Mauthausen dont on forcera à démissionner celui qui est parti en fait volontairement en Allemagne pour travailler au service de l’industrie de guerre nazie en vertu d’un accord entre Hitler et Franco. La perfidie du menteur est telle qu’il a commencé à prendre la parole au début du troisième millénaire, alors que les rangs des déportés survivants s’étaient singulièrement éclaircis. Le film décrypte habilement les stratagèmes de ce personnage médiocre qui semble croire sincèrement à ses propres mensonges et auquel l’acteur Eduard Fernández confère une puissance de conviction déconcertante, quitte à prendre le risque de devenir haïssable. C’est dire combien ce portrait d’un mythomane cynique et calculateur nous prend à son piège, même si cette histoire incroyable mais vraie se devait d’être racontée, malgré les doutes qu’elle soulève. C’est en l’état un tour de force et un cas d’école pénible qui suscite un malaise dont la mémoire n’avait pas besoin, à ce moment crucial où les témoins consacrent leurs ultimes forces à témoigner de ce qui fut leur calvaire et que cet homme a cru bon de s’approprier avec autant d’impunité que de perfidie.
Jean-Philippe Guerand
Commentaires
Enregistrer un commentaire