Ingeborg Bachmann - Reise in die Wüste Film germano-helvéto-austro-luxembourgeois de Margarethe von Trotta (2023), avec Vicky Krieps, Ronald Zehrfeld, Tobias Resch, Basil Eidenbenz, Luna Wedler, Marc Limpach, Bettina Scheuritzel, Renato Carpentieri, Katharina Schmalenberg, Martin Vischer, Thomas Wachtler, Martin Wiebel, Nilaxan Walter Iruthayarajan… 1h51. Sortie le 7 mai 2025.
Vicky Krieps
Compagne de route de la nouvelle vague allemande des années 70, Margarethe von Trotta a été scénariste pour Volker Schlöndorff avant de passer à la réalisation, pour se concentrer depuis quelques années sur des biopics destinés à réhabiliter de grandes figures féminines et parfois féministes dont Rosa Luxembourg (1986) et Hannah Arendt (2012). Elle s’attaque dans son nouveau film à une personnalité beaucoup moins connue, la poétesse Ingeborg Bachmann aujourd’hui plus célèbre pour sa liaison avec le dramaturge suisse Max Frisch que pour son œuvre qui n’a jamais été très diffusée en France. Cette reconstitution tirée à quatre épingles se déroule dans une Allemagne qui renaît de ses cendres au point d’essayer de tirer un trait sur l’abominable période du Troisième Reich par l’oubli. La personnalité de Bachmann poursuit d’ailleurs la réalisatrice depuis des années, au point de l’avoir citée en exergue des Années de plomb (1981) et d’avoir donné à déclamer ses vers à Sami Frey dans L’Africana (1990). Elle se concentre ici sur une demi-douzaine d’années de sa vie qui la mènent symboliquement des ténèbres d’un cauchemar au soleil éblouissant du désert synonyme de renaissance. Avec cette problématique obsessionnelle des relations que pouvaient entretenir deux intellectuels dans une société où les femmes étaient surtout assignées à des tâches ménagères et subalternes. De sa rencontre avec Ingeborg Bachmann, un an avant sa mort prématurée à l’âge de 47 ans, la réalisatrice se souvient d’ailleurs d’une femme silencieuse. Elle choisit toutefois de la mettre en scène beaucoup plus jeune et dans un tout autre contexte, entre 1958 et 1964.
Vicky Krieps et Ronald Zehrfeld
Le film de Margarethe von Trotta s’appuie sur deux qualités majeures. Il faut louer en premier lieu la perfection de sa reconstitution qui est un véritable enchantement pour les yeux et joue à merveille d’une Allemagne qui a usé de l’architecture pour effacer les spectres du passé, ses décors monumentaux allant de pair avec l’élégance des costumes qui reflètent très justement leur époque. Le second atout du film repose sur l’excellence de son interprétation et notamment la composition impressionnante de Vicky Krieps dans un rôle-titre où sa finesse de chaque instant évoque irrésistiblement le film qui l’a rendu célèbre : Phantom Thread de Paul Thomas Anderson. Avec face à elle l’acteur allemand Ronald Zehrfeld vu l’an dernier sur un registre plus léger dans La belle affaire qui incarne ici un Max Frisch machiste et stoïque, avec sa pipe vissée au bec. Au-delà du fait qu’elle exhume une figure oubliée de la scène culturelle allemande qu’on lit sans doute trop peu en France, Margarethe Von Trotta a le mérite de reconstituer une période de l’Allemagne rarement évoquée à l’écran sinon dans des comédies et des drames bourgeois d’un intérêt négligeable. Or, c’est par la reconstitution de l’état d’esprit de cette époque qu’elle souligne l’âpreté du combat qui a été celui de cette poétesse perdue au beau milieu d’un monde enivré de matérialisme et aveuglé par ce fameux miracle économique qui traitait de haut les rêveurs et les artistes. C’est pourquoi cette guerrière du cinéma qui s’est tant battue pour ses idées dépeint avec une telle empathie sa combattante de l’ombre comme une femme égarée dans un monde d’hommes où le patriarcat n’est pas encore un sujet de discussion identifié, ce que le film montre en préférant à la tentation confortable de l’anachronisme la description d’un désordre mental qui en est la conséquence indirecte. Féministe de la première heure et cinéaste subtile, Margarethe von Trotta évite ce piège en signant une étude de mœurs où la société est décrite comme une authentique prison sans barreaux peuplée d’hommes qui parlent et de femmes réduites au silence et aux mondanités.
Jean-Philippe Guerand
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