Film français de Charlène Favier (2024), avec Albina Korzh, Maryna Koshkina, Lada Korovai, Oksana Zhdanova, Noée Abita, Yoann Zimmer, Jonathan Halperyn, Julie Montel… 1h43. Sortie le 16 avril 2025.
Albina Korzh
Belle idée que de raconter la genèse des Femen à travers le destin méconnu d’une de ses trois fondatrices et non pas celui beaucoup plus médiatisé de la figure de proue de ce mouvement, Aleksandra Shevchenko, qui a tiré un profit tout personnel de cette lutte collective. Anna Hutsol et Oksana Chatchko ont peu à peu été rayées de la photo. C’est pourtant à cette dernière, qui a donné à ces lutteuses leur identité esthétique assortie de couronnes de fleurs traditionnelles et de messages colorés peints à même la peau, que Charlène Favier a décidé de rendre hommage. Sa trop brève existence se situe en effet au confluent de deux phénomènes de société, l’Ukraine en ébullition au lendemain de la Révolution orange et la montée en puissance du féminisme. Un contexte abrasif qui constitue le point fort de ce biopic grâce à un subtil équilibre entre cette égérie méconnue, ses origines modestes dans une famille traditionnelle attachée à la religion orthodoxe et sa trajectoire personnelle où la force de l’intime s’imbrique avec l’ambition artistique et la mise en danger permanente que constitue son militantisme dans un contexte répressif sinon totalitaire. La réalisatrice remarquée pour le très autobiographique Slalom (2021) sur le harcèlement dans le sport de haut niveau signe là une œuvre puissante sur une figure ignorée de notre époque dont certaines de ses camarades de lutte ont tenté de minimiser la contribution. Sa mort prématurée à l’âge de 31 ans a par ailleurs transformé en destin la vie de cette femme née un peu plus de deux ans avant l’effondrement du Rideau de Fer dans un milieu modeste qui perpétuait des traditions ancestrales sans chercher à prendre part à la marche d’un monde jusqu’alors replié sur lui-même et bâillonné par l’ogre soviétique dont elle a combattu les dérives et la corruption.
Albina Korzh et Maryna Koshkina
À travers ce personnage méconnu qui est mort en France en 2018, c’est-à-dire moins de dix ans après la naissance des Femen, Oxana décrit sans complaisance les coulisses de ce mouvement féministe venu de l’Est qui a abrité en son sein -c’est le cas de le dire pour des militantes qui ont érigé la nudité en acte politique- des vipères dont le venin lui a été fatal. Cette histoire édifiante et tragique ressemble à bien des égards à celle de tant de groupuscules politiques ou terroristes qui ont succombé à une autodestruction provoquée par un choc des egos. L’originalité du film consiste à montrer la complexité de son personnage principal à travers ses multiples facettes : de l’indépendance retrouvée de l’Ukraine face à son voisin déjà menaçant à l’installation à Paris de cette militante trahie par ses compagnes qui entreprend de se lancer dans la vie d’artiste donc de bohème. Avec tout ce que cela suppose de sacrifices, de renoncements et de désillusions. Pour évoquer ce emblématique de son temps, le film s’est donné les moyens de ses ambitions et même si le tournage en Ukraine a été rendu impossible par l’invasion russe de février 2022, le film en reconstitue l’atmosphère avec une rare justesse, sans toutefois évacuer la fragilité et parfois aussi la candeur de son héroïne malgré elle. Il accorde en outre une importance considérable à la fièvre qui la ronge, motive son engagement et habite la création artistique dans laquelle elle se jette à corps perdu, au propre comme au figuré, à la fois pour laisser une trace tangible de son passage à travers sa création et pour exister en tant qu’individu après s’être fait connaître par sa contribution à un mouvement collectif qui l’a non seulement déçue mais trahie. Un rôle indissociable de son interprète, l’éblouissante Albina Korzh, elle-même ukrainienne née en même temps que le millénaire.
Jean-Philippe Guerand
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