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Emmanuel Finkiel : La mémoire tatouée

Emmanuel Finkiel
© Jean-Philippe Guerand



Révélé il y a un quart de siècle par Voyages dans lequel il suivait des rescapés de la Shoah en pèlerinage à Auschwitz en cultivant une confusion étudiée entre documentaire et fiction, Emmanuel Finkiel a décroché le Prix Louis Delluc et le César du meilleur premier film. Cet ex-assistant de Godard et Kieslowski a poursuivi par la suite une carrière plutôt discrète avant de revenir au premier plan avec une adaptation magistrale de La douleur (2017) nommée à huit César dans laquelle le rôle de Marguerite Duras était incarné par Mélanie Thierry qu’il avait déjà dirigée dans Je ne suis pas un salaud (2016). C’est à cette même comédienne qu’il a décidé de faire appel pour jouer le rôle d’une prostituée ukrainienne qui cache dans un placard de sa maison close, en pleine guerre mondiale, le petit garçon que lui a confié une amie juive déportée. La chambre de Mariana est tiré d’un roman plus ou moins autobiographique de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, publié en 2006, qui confronte une nouvelle fois le cinéaste à la Shoah et à la nécessité d’en perpétuer la mémoire tatouée par le biais d’une éducation sentimentale singulière. Encore et toujours. Et avec une infinie subtilité.



Bande-annonce de Voyages (1999) d’Emmanuel Finkiel



La chambre de Mariana est l’aboutissement d’un processus particulièrement long qui n’est passé par aucun des grands festivals internationaux. Comment avez-vous vécu cette expérience ?

Quand on perd, on n’a jamais rien à dire. Mais c’était néanmoins assez douloureux, d’autant plus que quand nous sommes arrivés à la fin du montage, les petites projections que nous avons organisées entre nous se sont avérées très précieuses. Parce que c’est cette procédure qui nous sert à travailler pour finaliser les choses et voir si l’on s’est trompé. J’y conviais soit des collaborateurs, soit des gens de ma connaissance dans un cercle relativement restreint, mais je ne les avais jamais vus sortir d’un film avec un tel enthousiasme. Certains pleuraient ou alors, d’une façon beaucoup plus retenue, étaient émus peut-être par la fin et certains moments du film. Au point que la monteuse était embêtée, parce que cet accueil ne lui était d’aucune utilité et ne faisait que lui compliquer la tâche, dans la mesure où les films ne progressent quasiment qu’en fonction des réserves, des critiques, des décrochages, bref des réactions des premiers spectateurs, qui s’avèrent même souvent un peu plus éclairés que le grand public à la sortie. Il n’y a qu’ainsi qu’on progresse. C’est-à-dire qu’à un moment donné, alors qu’il ne nous restait qu’une semaine de montage, on en était arrivé à se dire que quoi qu’on fasse, on risquait peut-être de tout détériorer, alors que notre propre sentiment aussi était altéré. Je crois beaucoup au concept du désir mimétique énoncé par René Girard et repris un peu différemment par les psychanalystes qui n’est pas si éloigné de la fameuse phrase de Lacan selon laquelle “ le désir, c’est le désir de l’autre ”. À partir du moment où un objet commence à susciter le désir d’une personne, puis de deux, les autres suivent et, un peu comme dans les expériences quantiques, celui-ci se met à changer de statut par la seule valeur qu’on lui attribue. C’est un phénomène très opérant dans le domaine de la réception des films et sans doute aussi des romans. On voit parfois une euphorie se transformer en une traînée de poudre, surtout quand elle touche quelque chose qui n’est pas très bon. Mais l’inverse aussi est vrai. Dans le cas de La chambre de Mariana, nous avons entrepris de soumettre le film aux plus grands festivals, à commencer par Cannes, mais les refus se sont enchaînés. Contrairement aux critiques, les membres des comités de sélection sont sans doute inconsciemment sur un piédestal et n’hésitent pas à prononcer des phrases lapidaires et à porter des jugements pour justifier leurs choix. Et tout d’un coup, c’est très difficile à vivre, car dans les périodes de doute, le signe n’apparaît qu’au moment de l’accueil par le public. Je suis toujours étonné de constater que le champ lexical avec lequel on parle du film pendant sa fabrication est totalement différent de celui qu’on utilise au moment de sa réception. Donc, jour après jour, refus après refus et silence après silence, vous voyez passer en rase campagne le train dans lequel vous n’êtes pas parvenu à embarquer. Et vous commencez à douter du film, ce qui a des incidences sur votre vie privée, car je ne sais pas faire la part des choses. Au point qu’à la suite de cette vague de refus, à la fin de cette saison des sélections de festivals, je me suis rendu compte au cours d’une réunion avec le distributeur et les producteurs qui étaient unanimement bouleversés par le film, que nous étions gagnés par une espèce d’érosion qui relevait moins du doute que de l’incertitude quant à cette maladie contagieuse qui nous avait tous rendus amoureux du film. Par la suite, d’une façon inattendue, quand les premières projections de presse ont débuté, les retours se sont avérés très différents et ont validé notre désir mimétique. Ça veut peut-être dire simplement que ce film n’était pas fait pour concourir dans un festival, mais je ne comprends toujours pas pourquoi. J’étais encore sur cette croyance de ma jeunesse selon laquelle le festival constituait un critère en soi. Et notamment le Festival de Cannes où j’ai présenté mon premier film, Voyages, à la Quinzaine des réalisateurs en 1999.


La durée inhabituelle de ce processus vous a-t-elle bloqué pour envisager la suite ?

La malédiction, c’est que tant que ça dure et que vous n’arrivez pas à sortir un film, il est très difficile de se projeter matériellement et même socialement. Alors, au cours de cette longue période d’incertitude, j’ai écrit des ébauches mais pas très inspirées. Parce que, pour moi, c’est par la forme que tout commence et je n’écris pas une ligne si je n’ai pas un sentiment assez prégnant du plan correspondant. Je suis dans un certain rythme de respiration qui est celui du film.


Le jour de la projection d’équipe, avant d’entrer dans la salle, vous avez déclaré que ça vous faisait drôle de revoir le film au bout d’autant de mois et que vous aviez l’impression de venir à la gare chercher vos enfants, en vous demandant si vous les trouveriez changés. Qu’en a-t-il été de cette redécouverte ?

Le film s’était érodé dans ma tête et je ne le trouvais plus aussi réussi car le petit Hugo, son personnage, pas son interprète, Artem Kyryk, me semblait moins touchant. En revanche, Mélanie Thierry n’a rien perdu de son panache. Mes intentions se voyaient et notamment plein de choses qui apparaissaient comme des défauts. Or, si l’on n'arrête pas de vous répéter que vous avez vraiment une sale gueule, à un moment donné, vous vous regardez dans le miroir et ne la trouvez pas terrible non plus, cette gueule. C’était à peu près l’état d’esprit dans lequel je me trouvais alors. Ce film était comme un enfant dont on a entendu pis que pendre et qu’on n’est plus sûr de bien connaître, tant on vous l’a décrit comme un sale gosse incapable de passer dans la classe supérieure. Donc vous en arrivez à vous demander si vous allez encore réussir à l’aimer. Je n’ai jamais passé autant de temps dans ma vie entre l’écriture d’un scénario, la difficulté de monter un financement qui impliquait plein de producteurs, des repérages en Ukraine, puis le déclenchement de l’invasion russe qui nous a obligé à tout recommencer en cherchant dans quel pays aller, avant d’opter pour Budapest, en Hongrie. Tout cela était très tendu.






Comment vous êtes-vous trouvé impliqué sur ce projet ?

Par principe, mon désir, c’est le désir de l’autre. Là, j’ai été contacté par un producteur israélien du nom de David Silber, proche de la famille de l’écrivain Aharon Appelfeld. Ça faisait des années qu’il essayait de monter un film d’après La chambre de Mariana. Alors il s'est adressé à des producteurs français et c’est l’un d’eux qui est venu me proposer d’adapter ce livre. Dans un premier temps, j’ai hésité car j’avais déjà consacré deux films à cette grande chose qu’on appelle la Shoah et je pensais que ça suffisait. Et puis, j’ai lu le roman et quand je me suis aperçu qu’il y avait un autre angle qui se dessinait, celui du désir de vie, ça a résonné avec mon histoire familiale. La particularité de ces trois films est de se situer hors-champ, qu’il s’agisse de Voyages, La douleur ou La chambre de Mariana.


Dans Voyages, il y a vingt-cinq ans, vous décriviez un groupe d’anciens déportés de retour à Auschwitz, un trajet mémoriel qui a inspiré récemment A Real Pain de Jesse Eisenberg et Voyage avec mon père de Julia von Heinz, en brisant un trop long silence. Était-ce aussi votre intention à l’époque ?

Voyages était le contraire d’un retour vers le passé et d’un film d’époque. On y était au présent et dans la situation d’en recevoir les rayonnements, un peu comme les contre-coups du Big Bang. On y suivait des gens hantés par leurs souvenirs qui ne pouvaient pas vivre dans le présent et dont le film constituait le traitement, en observant les traces qui en restaient un demi-siècle plus tard. À l’époque, évidemment, comme beaucoup, j’avais été très impressionné par la proposition de Claude Lanzmann dans Shoah, par son dispositif et son langage cinématographique absolument ancrés dans le présent, condition pour que ce qui est raconté soit validé et authentifié, sans inventer quoi que ce soit et en partant du présent et des traces encore existantes, avec des gens toujours vivants et leurs propos. L’idée consistait à délivrer des informations aux spectateurs, puis très vite à confronter ce monde à leur conscience. Libre à lui d’aller consulter ensuite des archives ou de lire des témoignages. De ce point de vue-là, Voyages est encore valide aujourd’hui. À l’origine de ce film, il y avait un pélerinage initiatique que j’avais moi-même accompli avec mes parents.


Quel était la particularité de La chambre de Mariana à vos yeux ?

Le roman d’Aharon Appelfeld est quasiment une fable dont chaque élément possède une valeur autant narrative que symbolique. Pour moi, c’était aussi une clé pour m’enfoncer dans la fiction, alors qu’à l’époque de Voyages, je ne voulais même pas entendre parler de la notion de personnages, car ces gens étaient des personnes. Mais, à un moment donné, je suis toujours fidèle à mes sources de cinéma.


La chambre de Mariana constituait quand même un défi de mise en scène très important ?

Plonger dans la fiction, ça veut dire effectivement dans ce film s’amuser à suivre cet enfant d’une façon ultra subjective, à travers son point de vue sensoriel aussi. Concernant Mariana, je ne me suis pas du tout senti obligé de la présenter comme un être réel, ainsi que je le faisais auparavant, et je l’ai laissée devenir un personnage tragique, tragi-comique, avec tous ses excès, en espérant qu’au résultat j’arrive quand même à la faire exister, c’est-à-dire à une incarnation. Je n’ai pas voulu pour autant renoncer à un certain sentiment de vérité, même si c’était à travers d’autres chemins que ceux que j’ai empruntés pour réaliser Voyages. C’est la proposition d’Appelfeld qui m’a permis de me libérer et peut-être aussi de me désinhiber.



Bande-annonce de La douleur (2017) d’Emmanuel Finkiel



C’est le troisième film dans lequel vous dirigez Mélanie Thierry. Votre collaboration évoque la complicité d’un couple de patineurs artistiques qui se stimulent mutuellement pour progresser…

C’est une image extrêmement juste. Le mot de chorégraphie m’est d’ailleurs souvent venu au moment de tourner certaines scènes. Parce que c’est un travail qui s’effectue vraiment à deux. Je ne crois pas aux répétitions qui confisquent les choses pour les enregistrer ensuite. Je pense au contraire qu'à chaque fois qu’on tourne un plan ou qu’on enregistre une prise, on arrive vierge. Alors je procède à une rapide mise en place et je tourne autant que je l’estime nécessaire, ce que le numérique nous permet et que je ne pourrais pas faire en pellicule, à moins d’être très riche. Concernant la caméra, je peux la déplacer et la vérité suit tout le temps. Il m’arrive donc souvent de lui parler, de discuter avec l’opérateur évidemment, parce que je suis en train de mettre le désordre par rapport à ce qui était prévu. Quand je dis “ Coupez ! ”, j’ai parfois le sentiment qu’on vient de terminer une danse. Avec la caméra, par ma position sur le plateau, on est siamois. Mon épaule est souvent collée à elle. En fait, je passe en permanence du petit retour qui me renvoie l’image cadrée à la réalité qui se trouve juste à quelques centimètres devant moi et j’ai la bouche tout près de l’oreille de l’opérateur et de son assistant. Parce que, comme je tourne exclusivement en moyennes et en longues focales, la mise au point devient un paramètre déterminant qui requiert le cadreur en permanence. La matière qui se trouve derrière les personnages devient plus ou moins figurative selon l’épaisseur du flou. Donc tout cela est vivant et au moment où l’on tourne, rien n’est encore joué et si l’on arrive le matin du tournage avec un découpage extrêmement précis dans la tête, on n’a pas d’autre choix que de déchirer ces papiers dès que la comédienne arrive sur le plateau. On est ici et maintenant et pour ça il faut être plusieurs et rester connecté. En y réfléchissant, j’ai réalisé que c’est fou le peu de mots que je lui dis pendant tout le tournage. D’abord, parce que sa première vertu est une intelligence de lecture formidable et qu’assez vite elle sait, car elle voit l’instrument dont j’ai voulu qu’elle joue. J’ai souvent comparé ça à son personnage, parce qu’elle ressemble à une flûte traversière qui produit dix notes au lieu de n’en jouer qu’une. Et puis, avant même que le mouvement musical ne soit achevé, elle devient une espèce de clarinette basse qui pleure. Et ça, elle le perçoit assez vite à l’écriture, si bien que notre façon de communiquer repose plutôt sur des appréciations du rythme de temps en temps. Sur deux mois de tournage, s’il y a un chef dans un orchestre, ça ne signifie pas pour autant que les solistes ne soient pas bons et qu’ils aient besoin d’être aidés. C’est simple sur le plan technique : ils ont besoin d’avoir quelqu’un qui les conforte ou les positionne à la juste place dans l’océan de la symphonie. Mais là, il y a en plus un paramètre qui est loin d’être négligeable, c’est qu’elle joue dans une langue étrangère et que, du coup, le rythme devient un sixième sens qu’on a tous et qui nous aide à détecter ce qui est juste vrai ou pas vrai. Sauf si vous êtes en face d’un manipulateur, évidemment. Par exemple, c’est moi qui ai écrit le scénario, mais il a ensuite été traduit en ukrainien, donc je n’y comprenais plus rien, même si j’avais une merveilleuse interprète qui faisait une traduction simultanée. L’enfant, je l’ai dirigé comme ça : il entendait ma voix et puis un court écho et très souvent je sentais qu’il y avait quelque chose qui n'allait pas, qui n’était pas vrai, pas juste et je n’y croyais pas. Et à ce moment-là, parce qu’il y avait une autre assistante ukrainienne qui n’était là que pour surveiller le texte et corriger la prononciation de Mélanie. C’était un travail éprouvant pour elle aussi. Et donc, elle venait me voir à la fin de la prise. Moi, j’avais le sentiment qu’elle s’était plantée et en fait, elle me le confirmait en disant : “ Elle n'a pas dit ça ” ou “ Elle a sauté une réplique ”. Il y a une société qui commercialise un concept nommé Tomatis pour éduquer l’oreille d’une langue à l’autre, en utilisant des fréquences différentes, ce qu’a fait Mélanie. On lui avait d’abord préparé un scénario comportant une traduction phonétique pour y aller par étapes. Et à la fin, quand elle arrivait sur le tournage, elle ne se contentait pas de parler ukrainien, elle riait en ukrainien. On le voit dans le film, quand elle se met à rire, c’est de l’ukrainien qui sort de ce rire. D’ailleurs, tout le monde peut se rendre compte que l’ukrainien lui place la voix un tout petit peu plus bas que quand elle parle français, mais quand on connaît bien Mélanie Thierry, elle n’a pas tout à fait la même voix. Au point que quand nous nous sommes enfermés en montage, je n’ai pas eu de contact avec Mélanie pendant trois mois, alors même que j’étais immergé dans le film, dans sa voix, dans ses paroles, évidemment. Et puis, un jour, je lui ai téléphoné et quand elle m’a dit bonjour, j’ai presque été saisi qu'elle s’exprime en français. Toute ma raison savait que j’allais parler en français avec elle, mais je l’ai appelée de la salle de montage, alors qu’elle était juste là, sur l’écran, et je me suis rendu compte qu’elle avait la voix plus aiguë.


Le fait de tourner dans une langue étrangère a-t-il représenté la plus grande difficulté de votre film ?

Non, le plus grand enjeu de ce projet, c’était l’enfance. Dans la mesure où cette histoire est vécue à travers les yeux d’un petit garçon séparé de sa mère, elle impliquait deux enjeux délicats. Le personnage du petit Hugo se cache un peu plus de deux ans dans le placard, alors qu’on devait tourner cette histoire en neuf semaines. Or, j’aurais voulu qu’affleure aussi du film cette valeur ajoutée spécifique à certains documentaires où l’on éprouve le plaisir de voir les protagonistes mûrir et évoluer, quand on tourne à des époques espacées, même si c’est juste une période de quelques mois, particulièrement importante en ce qui concerne un gamin. C’est toujours très fort quand la caméra réussit à enregistrer la différence que suscite le passage du temps, ce qui m’a incité à proposer à la production de tourner le film en deux fois afin de laisser à l’enfant l’occasion de grandir. C’était toutefois impossible d’un point de vue économique, en raison des contraintes inhérentes au tournage d’un film d’époque. Mais un miracle est tout de même arrivé naturellement sur lequel on n’aurait pas pu parier à l’avance. Donc on a tout fait pour tourner dans l’ordre chronologique afin de respecter le propos d’Appelfeld, car ce n’est pas par hasard qu’il a choisi de raconter l’histoire de ce jeune adolescent caché dans une maison close, au fond du placard de la chambre d’une prostituée. La fable affirme que ce sont précisément ces circonstances qui le sauvent, c’est-à-dire une autre pulsion totale de destruction et de mort. La perte de ses parents, de son monde, de son identité aussi, puisqu’il doit se cacher et ne plus exister. Dans le film, on lui ordonne d’arrêter de respirer. Donc c’est un sujet dont on peut discuter entre adultes, même si aujourd’hui, les premières propositions de Freud sur la sexualité et l’enfance sont très mal considérées.



Bande-annonce de

La chambre de Mariana (2024) d’Emmanuel Finkiel



C’est aussi l’éternel combat d’Eros et Thanatos…

Bien sûr. Ce n’est que ça pour moi, mais c’est quand même fondamental. Du point de vue du gosse, c’est lourd, c’est dur et ça fait peur. Ce sont des épreuves intérieures dont l’intensité est accrue par le fait de s’y voir confronté du jour au lendemain. L’interprète de cet enfant, Artem Kyryk, est originaire d’une province ukrainienne très agricole. Il n'a jamais suivi aucune formation, n’a jamais participé au moindre atelier théâtral dans son école et avait peut-être dû voir dix films dans sa vie, comme la plupart des jeunes adolescents d’aujourd’hui. Or, il devait subir cette charge qui consistait à apparaître quasiment dans quatre plans sur cinq dont des scènes hautes en couleur, de comédie, d’intensité, de tragédie, en tête à tête avec une adulte, Mélanie Thierry. Du coup, le tournage a contribué à le faire maturer. Et ce qui est saisissant, c’est que si vous allez sur une table de montage et que vous observez un plan qu’on a tourné à la fin et le comparez avec un autre filmé au début, physiquement, Artem n’a pas tant changé que ça, mais à l’intérieur, ses yeux, son regard, sa posture ont considérablement évolué. Ce n’est plus tout à fait le même gosse. Or, il s’agissait d’une condition indispensable pour rendre crédible cette proposition si délicate. Le deuxième défi, c’est qu’Appelfeld a une écriture assez mystérieuse, parce qu’elle est très économe et qu’il y a des choses qu’il ne formalise jamais. Par exemple, il est très avare quand il s’agit de décrire ce qui se passe dans le bordel et nous dit qu’il entend tout… sans rien décrire pour autant.


Ne s’agit-il pas aussi pour un cinéaste d’une précieuse marge de manœuvre ?

Si, mais le geste le plus important de l’adaptation, dans ce cas précis, c’est l’incarnation. Pas seulement du personnage, mais notamment aussi de ce qui se passe à côté et notamment du son. Parce que l’écrivain se contente de vous raconter ce qu’entend le jeune garçon, par exemple quand Mariana l’appelle pour qu’il la rejoigne dans son lit. Là, il nous dit quand même des choses de son odeur. Puis quand elle lui demande de retourner dans son placard, il nous suggère qu’il y a un client qui arrive et on sait très bien ce qui se passe sans qu’il soit nécessaire de le montrer ni même de le suggérer, même si le lecteur ne le vit pas comme une passe réaliste. Et quand il nous dit ce matin-là, qu’après avoir passé la nuit dans le lit de Mariana, Hugo est devenu un homme, on comprend qu’ils ont eu des rapports. Or ça, il a fallu l’adapter et il n’était pas question d’exclure Eros, sous peine de trahir le livre. Donc j’ai essayé de trouver des équivalences en me tournant vers la psychanalyse que j’aime et qui est pour moi une source de nature à stimuler mon imagination, même si je n’y comprends au fond pas grand-chose. J’ai entrepris de creuser ce merveilleux concept qui entoure la métonymie et qui m’intéresse depuis longtemps. Je me suis demandé si au fond, la métonymie ne constituerait pas l’une des essences, sinon l’essence même du cinéma. Est-ce qu’un champ, quel qu’il soit, ne serait pas la métonymie de tout le hors-champ réel et même plus vaste encore qui l’entoure ? Je me suis amusé avec cette idée-là à aller revoir les films des frères Lumière, parce que je fais partie de ceux qui disent que c’est de là qu’ils viennent.


Votre film n’est-il pas aussi le hors-champ de la Shoah ?

Tout cela est vertigineux et peut-être aussi très tiré par les cheveux, mais était au fond assez théorique. C’est d’ailleurs ainsi que je me suis imaginé la configuration de l’espace dans lequel se déroule le film : il y a le placard collé à la chambre qui possède une fenêtre et tout autour de la porte de petits interstices par lesquels on peut distinguer des fragments du monde extérieur. Alors je m’amusais à me dire que ce placard était l’inconscient, que la chambre de Mariana était l’imaginaire et que le dehors représentait le réel qui se tient à distance. Il n’est vu que depuis la chambre de Mariana et tout va bien jusqu’au moment où le gosse va devoir s’extraire de cette pièce et prendre le réel en pleine figure.



Artem Kyrzyk et Mélanie Thierry

dans La chambre de Mariana (2024)



Le décor de cette bourgade ukrainienne évoque irrésistiblement le cadre de certains tableaux de Marc Chagall. S’agissait-il pour vous d’une référence assumée ?

C’est un peu un cliché, mais je me suis toujours dit à propos de Chagall que le fait que ses œuvres se soient retrouvées très vite à illustrer les calendriers des postes en a fait une référence convenue, alors que je crois que ce sont plutôt les commentaires à son propos qui relèvent des clichés. Si l’on observe un tableau de Chagall, l’original n’est absolument pas un cliché, mais raconte une âme, enfin une envie… Concernant les lieux où l’on a tourné La chambre de Mariana, on a élaboré un mix entre la réalité de certains endroits. Par exemple, le bordel est une maison qui existe vraiment. Car si l’on avait reconstitué cette chambre en studio, on se serait trouvé confronté à un fond vert sur lequel incruster des éléments. Par ailleurs, on n’aurait pas pu reproduire la lumière du jour de façon crédible. Les projecteurs d’antan, notamment les arcs, possédaient une puissance considérable. Encore fallait-il avoir les moyens de pouvoir les disposer à une très grande hauteur, en tout cas dans une ligne de direction qui corresponde au rayonnement du soleil à travers une fenêtre. Mais ce n’est jamais le cas. Et puis surtout, je suis friand de voir les comédiens réagir à ce qu’ils voient, ce qui est impossible quand vous placez un enfant ou même un adulte devant un fond vert. Si vous dites à un gosse “ Imagine que tu vois ça ”, il se montre plus fort qu’un adulte et le voit mieux, parce qu’il possède une capacité d’imaginaire encore supérieure. Néanmoins, on n’est pas là pour jouer à ce jeu-là. Donc je voulais que ce soit une vraie découverte. À ceci près que nous avons rajouté quelques détails en numérique pour accroître la présence de la ville à proximité.


Qu’avez-vous appris de votre expérience en tant qu’assistant de Jean-Luc Godard sur Nouvelle vague ?

Au-delà de ma rencontre avec Godard, j’ai beaucoup appris en le regardant travailler. C’est une expérience qui s’est avérée aussi féconde, stimulante, importante que de revoir ces grands moments où il parle du cinéma ou de le lire. Quand vous voyez ses films, c’est un certain langage qui vous parle, alors que quand vous l’écoutez disserter, on évolue dans le domaine des idées et de l’intellect. Quand vous aimez le cinéma et sa fabrication, le voir travailler est encore une autre expérience. Il y a des gestes qui résument toute sa théorie du cinéma. C’est comme si on avait pu voir Vermeer en train de peindre. On se rend compte que selon son humeur, sa façon de regarder, sa manière de se placer, de prendre la palette, de la tenir, de fabriquer ses couleurs en amont, dans la mesure où il dirige tout artisanalement, il y a toute la grandeur et l’expression qu’on ressent en voyant “La jeune fille à la perle” ou “L’astronome”. Avec Godard, c’était un pied fixe, trois voitures et des comédiens dans chacune d’elles. Aujourd’hui, je peux dire que c’était quelque chose de très concret dans mon apprentissage : à la fois très précis, très technique et très prosaïque. Godard, je l’ai vu faire des miracles avec un pied et une caméra, simplement par leur rythme, cette science que possédaient Capra, Lubitsch et Renoir qui définit le rythme intérieur d’un cadre en fonction du déplacement d’une voiture ou du claquement d'une portière. Tout d’un coup, c’est tout le cinéma de Godard qui se déplie. Je trouvais admirable que cet homme soit une nouvelle vague à lui tout seul. Il n’a jamais bougé dans ses certitudes. Il travaillait toujours à trois, avec l’équipe à un kilomètre et demi de là, et en se servant de la lumière telle qu’elle se présentait ici et maintenant. Il m’a tout appris, là. Après, avec tous les autres réalisateurs, j’ai découvert comment on fait du cinéma. Pour le film que je dois tourner pour Arte au mois de juin, mes discussions avec la direction de production portent sur les moyens techniques et la durée de tournage. Et c’est pour une bonne part grâce à mon expérience avec Godard que je peux dire aujourd’hui sans trembler que je n’ai besoin d’aucun matériel de travelling pendant les deux premières semaines et ne demander qu’une journée pendant la troisième. C’est le contraire de ce qui se pratique dans le cinéma français où, sans même lire le scénario, on réserve un camion, des mètres de rail, et s’il en faut plus, on en rajoute, selon des standards fixés par les machinistes, mais ça formate déjà votre mise en scène. Tout ce que je déteste !

Propos recueillis par

Jean-Philippe Guerand







Emmanuel Finkiel
© Jean-Philippe Guerand

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