Documentaire hispano-franco-portugais d’Albert Serra (2024), avec Andrés Roca Rey, Roberto Dominguez, Francisco Manuel Durán, Antonio Gutiérrez “Chacón”, Francisco Gómez, Manuel Lara “Larita”… 2h05. Sortie le 26 mars 2025.
Andrés Roca Rey
Il y a des films qui ne font aucun effort pour se faire aimer. Le réalisateur espagnol Albert Serra est coutumier du fait. Il s’est fait connaître avec des œuvres plutôt radicales qui avaient la particularité de se mériter, soit en épuisant leur sujet jusqu’à l’excès (La mort de Louis XIV, 2016), soit en exposant les pires turpitudes avec une fascination assumée (Liberté, 2019). Il applique aujourd’hui sa méthode au documentaire, en abordant un sujet à haute tension : la corrida, constitutive à part entière du patrimoine ibérique. Il choisit pour cela de suivre un matador péruvien macho jusqu’au ridicule qui règne sur les arènes espagnoles où il tue les taureaux à la chaîne sans le moindre état d’âme, en offrant volontiers les oreilles et la queue à son public. Le spectacle est évidemment d’une grande violence et tranche avec la sacro-sainte philosophie contemporaine du bien-être animal. La caméra (Serra en a utilisé trois, comme il en a coutume) reste toujours collée à ses protagonistes, qu’ils soient picadors, taureaux ou torero. Le rituel se répète et illustre le titre qu’on pourrait traduire littéralement par Après-midis de solitude. Serra n’a évidemment besoin d’aucune voix off pour décrire les états d’âme de son héros qui arbore tous les signes distinctifs du mâle alpha imbu de lui-même et insensible à la souffrance de ses adversaires à cornes, les nargue à grands renforts de mimiques et de grimaces, en cabotinant jusqu’au grotesque.
Comme il en a l’habitude, Albert Serra répète les mêmes situations à l’envi sans jamais juger utile de nous dire où on est. Il cadre frontalement le toréador sous la lumière blafarde de la voiture qui le ramène à son hôtel, le montre en situation dans l’arène, narguant le taureau sanguinolent ou esquivant ses charges sous les “olé !”. Jusqu’à ce moment de vérité où il se fait encorner par la bête et devient fou de rage. Le paradoxe de ce film qui nous place en permanence dans une situation inconfortable et désagréable de voyeur consiste à nous infliger un calvaire d’une brutalité parfois insupportable. Avec çà et là quelques pointes d’humour, le plus souvent involontaires, notamment quand le torero revêt son habit de lumière avec l’aide d’un assistant, en appliquant un protocole qui évoque ces dames du temps jadis contraintes de subir un véritable supplice pour parvenir à emprisonner leur corps dans des robes à panier afin d’arborer une silhouette idéale à la cour. Le réalisateur observe ce spectacle avec un certain détachement en orchestrant petit à petit une petite danse de mort dont le centre de gravité est un personnage bouffi d’orgueil qui va jusqu’à insulter la bête qu’il affronte sans aucun respect et en vient à se comporter comme un véritable voyou isolé au centre d’un monde à sa dévotion. Qu’on apprécie ou pas la corrida, le ridicule tue ici plus sûrement que le toréador, et ses hommes de main (pas une femme, ni dans l’arène ni vraiment dans les gradins) sont au diapason.
Jean-Philippe Guerand
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