Film franco-italien de Robert Bresson (1971), avec Isabelle Weingarten, Guillaume des Forêts, Patrick Jouané, Giorgio Maulini, Jean-Maurice Monnoyer, Lidia Biondi, Jacques Renard… 1h23. Reprise le 19 février 2025.
Isabelle Weingarten
Sous sa réputation d’ascète voire de moine cistercien du septième art dont les fameuses “Notes sur le cinématographe” (Gallimard, 1975) demeurent d’une pertinence vertigineuse, Robert Bresson nous a légué une œuvre qui n’a pas fini de dévoiler ses mystères les plus indicibles. Resté invisible pendant un demi-siècle et considéré comme le chaînon manquant de son legs, Quatre nuits d’un rêveur est un film profondément ancré dans son époque où le réalisateur tout juste septuagénaire prend le pouls de la jeunesse en transposant une nouvelle de Dostoïevski, comme il s’y est déjà essayé dans son opus précédent, Une femme douce (1969) qui commençait lui aussi par un suicide. Il s’inspire cette fois des “Nuits blanches” dont Luchino Visconti a tiré le film homonyme dans un contexte assez différent. Sur le plan esthétique, à l’occasion de son deuxième film en couleur, il met un terme à sa collaboration avec Ghislain Cloquet au profit de Pierre Lhomme qu’il ne reconduira d’ailleurs plus. Un garçon rencontre une fille sur le point de commettre l’irréparable en se précipitant d’une rambarde du Pont-Neuf et noue avec elle une relation en quatre actes qui pourrait bien ressembler au jeu de la séduction. Mais c’est compter sans l’air du temps qui ne semble propice ni au romantisme ni aux belles manières. Mai 68 a substitué aux troubadours des beatniks qu’on n’ose pas encore qualifier de SDF, même si les trottoirs parisiens constituent leur royaume et que quelques notes grattées sur une guitare sèche semblent leur suffire à séduire les plus inaccessibles objets du désir sur le registre de l’amour libre.
Guillaume des Forêts et Isabelle Weingarten
À son habitude, Bresson filme à l’os et semble parfois chercher à entrer littéralement dans le visage marmoréen d’Isabelle Weingarten qui accrochera par la suite à son tableau de chasse des auteurs tels que Jean Eustache, Wim Wenders ou Radovan Tadic. Semblable à une pietà de la Renaissance qui détonne par sa sagesse avec l’insouciance des filles de sa génération mais qui est attirée malgré elle par cette bohème évanescente. Justement parce qu’elle lui paraît incompréhensible et se demande peut-être si elle ne pourrait pas s’avérer contagieuse et l’aider à fendre l’armure sociale qu’elle a tenté de briser et qui l’a sans doute poussée à se jeter dans les eaux noires de la Seine en veillant à s’exposer au regard des autres. Comme si le cinéaste vieillissant avait lui-même du mal à trouver sa place dans ce monde en mouvement qui a tenté de renverser l’ordre bourgeois à coups de pavés, mais n’aspire en fait qu’à jouir à tout prix. Ainsi s’explique sans doute le choix final de la jeune fille qui renonce sur un coup de tête à l’avenir qu’elle avait reconstruit en se confiant quatre nuits durant à cet inconnu disposé à l’écouter, mais ans doute pas à l’oublier. Ce personnage qu’incarne Guillaume des Forêts arbore tous les stigmates du jeune premier bressonien décalé, de Martin LaSalle (Pickpocket, 1959) à Antoine Monnier (Le diable probablement, 1977). Avec cette circonstance aggravante qu’il semble bel et bien s’être trompé d’époque par son romantisme suranné. Bresson enchaînera d’ailleurs avec une adaptation de Lancelot du Lac (1974), comme pour nous dire “ autres temps, autres mœurs ”. Le cinéaste l’admet en renvoyant son fameux “modèle” déposé à sa solitude et continuera à le décliner jusqu’à L’argent (1983). Comme un survivant d’une autre ère, né et mort avec le XXe siècle, mais paré pour affronter l’éternité par son refus prudent des modes, mais une fascination pour un monde dont l’inconstance lui échappait mais que le cinéma l’aidait à appréhender.
Jean-Philippe Guerand
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