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“A Real Pain” de Jesse Eisenberg




Film américain de Jesse Eisenberg (2023), avec Jesse Eisenberg, Kieran Culkin, Will Sharpe, Jennifer Grey, Kurt Egyiawan, Liza Sadovy, Daniel Oreskes, Ellora Torchia, Marek Kasprzyk… 1h29. Sortie le 26 février 2025.



Jesse Eisenberg et Kieran Culkin



Remarqué pour un premier film intimiste présenté en ouverture de la Semaine de la critique en 2022, When You Finish Saving the World, Jesse Eisenberg a choisi de passer à la réalisation sous le signe du cinéma indépendant. Avec A Real Pain, il embraye vers la vitesse supérieure en racontant le pèlerinage de deux cousins américains en mémoire de leur grand-mère commune dans le cadre d’un voyage organisé à Auschwitz. L’acteur-réalisateur a choisi d’incarner un personnage qui lui ressemble sans doute beaucoup : mal à l’aise et embarrassé par le caractère fantasque de ce parent qui s’avèrera en fait totalement traumatisé par cette épreuve de vérité, sous des dehors fantaisistes sinon fantasques. Il y a quelque chose des œuvres de jeunesse de Woody Allen dans ce film qui évoque la Shoah du point de vue des survivants hantés par son spectre trop longtemps étouffé. Le film aborde en fait sur le ton de la comédie de mœurs les ravages provoqués par ce traumatisme collectif trop longtemps retenu et auxquels la confrontation avec le lieu du crime agit comme un exutoire nécessaire. L’habileté du scénario consiste à confronter à cette épreuve de vérité deux hommes que tout semble opposer. Autant l’un est introverti, intellectuel et mal dans sa peau, autant l’autre, spontané et volubile, s’impose comme le chouchou du groupe de voyageurs. Jusqu’au moment où Jesse Eisenberg s’offre le luxe de brouiller les pistes en renversant ces rôles et en les montrant en proie à une douleur commune qu’ils expriment chacun à sa façon.



Will Sharpe et Jesse Eisenberg



A Real Pain fait partie de ces rares tentatives d’appréhender le traumatisme qui a hanté les descendants des victimes de la Shoah pendant des décennies en leur interdisant inconsciemment de l’exprimer pour ne pas attirer l’attention et provoquer un réveil de la bête immonde. Mais aussi pour éviter un phénomène de victimisation qui les aurait empêchés d’avancer. Ce sentiment diffus, ces deux cousins l’expriment chacun à sa manière. Autant le plus mûr a toujours l’air grave, autant son compagnon de voyage s’impose par son excentricité comme un joyeux drille apprécié du groupe qu’incarne à merveille le clown triste Kieran Culkin, tout en nuances. Jusqu’à la visite proprement dite du camp de concentration, lieu du crime en proie au tourisme de masse dont Ginette Kolinka disait qu’il comporte si peu de vestiges évocateurs de la barbarie qui s’y est déchaînée que même les ex-déportés ont du mal à y reconnaître des traces de leur calvaire. Jesse Eisenberg l’a compris en décidant de suggérer ce qu’il ne peut pas montrer et en confrontant les conventions inhérentes à un voyage organisé à la personnalité de ces participants qui ne sont pour aucun des touristes tout à fait comme les autres et sont sans doute venus chercher là un réconfort mutuel en partageant une souffrance indicible trop longtemps enfouie au plus profond d’eux-mêmes. Le réalisateur capte avec une justesse patinée d’émotion ces longs préliminaires au terme desquels le vernis des uns et des autres va craquer. Un périple mémoriel qui ne laissera aucun de ses participants indifférents et leur permettra de verbaliser chacun à sa façon la sensation de malaise que suggère le titre, A Real Pain, autrement dit une vraie douleur que les mots ne peuvent exprimer.

Jean-Philippe Guerand






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