An Unfinished Film Documentaire sino-singapouro-allemand de Lou Ye (2024), avec Hao Qin, Xiaorui Mao, Qi Xi, Huang Xuan, Liang Ming, Zhang Songwen… 1h45. Sortie le 23 octobre 2024.
La limite est aujourd’hui de plus en plus ténue entre la fiction et le documentaire. Une hybridation qui est passée par l’avènement de ce qu’on qualifie de cinéma du réel. Comme si l’expression plus ancienne de cinéma vérité était désormais dépassée. Aujourd’hui, tout le monde ou presque possède un téléphone équipé d’un enregistreur sonore, d’un appareil photo et d’une caméra, des outils longtemps réservés aux professionnels et aux plus fortunés. La propagation des réseaux sociaux a par ailleurs accéléré les échanges et la communication, offrant ainsi une audience à la moindre image, muette ou sonore, fixe ou mobile. Un défi pour le cinéma traditionnel qui se trouve ainsi confronté à une concurrence massive, mais aussi à une instantanéité fulgurante et à des échanges sans frontières. Nombre de réalisateurs se trouvent ainsi confrontés à de nouveaux défis pour intégrer ces progrès en les intégrant à leur démarche, pour répondre à l’exigence toujours accrue d’un public de moins en moins passif et toujours à l’affût de l’innovation. Ainsi s’est forgé un nouveau langage d’une incroyable sophistication à la fois dialectique et technologique, sans qu’on soit toujours capable de déterminer lequel a engendré l’autre. Pas à pas, l’audiovisuel en général et le cinéma en particulier poursuivent une transfiguration dont les perspectives semblent s’éloigner en même temps qu’elles se rapprochent. Le cas de Lou Ye s’avère à ce titre assez caractéristique. Ce représentant de la fameuse sixième génération du cinéma chinois a en effet réussi à s’imposer en déjouant la censure de son pays, au point de s’exiler pour dresser depuis l’étranger un état parfois saisissant de ses mœurs à travers des films tels que Suzhou River (2000), Mystery (2012) ou The Shadow Play (2018).
Derrière son titre français un peu passe-partout auquel on préfèrera sa version internationale plus éloquente, An Unfinished Film (Un film inachevé), Chroniques chinoises s’attache à la découverte par un réalisateur des rushes d’un long métrage resté inachevé et de ses efforts pour l’achever. Une entreprise d’autant plus folle que le tournage initial s’est déroulé dix ans plus tôt et que les avancées technologiques nécessitent de transcoder les images et les sons en retrouvant le matériel adéquat, tout en respectant une certaine cohérence malgré le vieillissement des protagonistes confrontés à un passé qui les renvoie à leur jeunesse évanouie. Cette reconstitution acrobatique va par ailleurs se heurter à un autre imprévu, colossal celui-là : la pandémie de Covid-19 et le confinement de la population qui s’est ensuivi au printemps 2020. L’occasion pour le réalisateur apaisé de signer un tableau de mœurs d’autant plus saisissant qu’il a recours dans sa dernière partie à des images glanées sur les réseaux sociaux dans lesquelles on découvre les manifestations suscitées parmi la jeunesse chinoise (l’épicentre du cinéma de Lou Ye qui lui a d’ailleurs consacré un film sous ce titre) par ce qui ressemblait à s’y méprendre à un emprisonnement de masse aux yeux d’une population entravée dans ses aspirations les plus élémentaires. Ce film hybride est donc aussi passionnant par sa démarche narrative que par le contexte sociologique et humain dans lequel il s’inscrit. Audace supplémentaire : il finit par s’affranchir de son point de départ audacieux devenu un prétexte, ce qui est aussi un geste de liberté comme seul le documentaire peut en oser quand il choisit de se laisser porter par le contexte environnant. L’expérience est passionnante.
Jean-Philippe Guerand
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