Documentaire français de Marion Gervais (2024). 1h44. Sortie le 11 septembre 2024.
Le documentaire a ceci de significatif qu’il est particulièrement perméable à l’air du temps dont il prend le pouls et reflète les questionnements à travers des choses vues et des expériences vécues. Revenu sur le devant de l’actualité l’hiver dernier, le monde agricole aux abois depuis des lustres a inspiré récemment à Gilles Perret le très touchant La ferme des Bertrand sur une famille d’éleveurs à travers trois générations. On se souvient également du fameux diptyque réalisé à près de quatre décennies de distance par Georges Rouquier, Farrebique (1947) et Biquefarre (1983), et des non moins célèbres Profils paysans (2001, 2005, 2008) que Raymond Depardon a consacré au milieu dont il est issu. Des évocations au long cours qui soulignent les mutations de ce monde à part qui a le redoutable privilège de nous nourrir, mais le paie au prix fort en subsistant dans des conditions précaires sinon misérables. L’agricultrice que filme Marion Gervais est une personnalité résolument atypique. Non seulement elle n’est pas du sérail, mais elle s’est lancée dans cette activité seule et sans expérience en Bretagne, quitte à être assaillie par les doutes et les dettes, mais à se cramponner pour aller au bout de son rêve considéré par beaucoup comme une voie professionnelle sans issue, par les efforts qu’elle exige et les maigres revenus qu’elle engendre. Cette fille au caractère bien trempé, Marion Gervais l’a filmée dans Anaïs s’en va-t’en guerre (2014), puis à nouveau dans Anaïs s’en va aimer (2023), avant d’en tirer aujourd’hui cet Anaïs, 2 chapitres qui constitue un portrait magistral d’une damnée de la terre à tous les sens du terme.
Seule contre tous, Anaïs décide d’aller contre un mouvement jugé irréversible : l’exode rural. Il faut la voir arracher des mauvaises herbes, sourire en coin, et assumer ses choix dans une solitude monacale pour se lancer dans une culture de plantes aromatiques à la rentabilité pour le moins incertaine. Comme si son choix professionnel impliquait de se mettre en marge de la société pour s’épuiser au travail. Mais comme tous les têtus, Anaïs s’est jurée d’avoir raison, malgré tous les obstacles qui se dressent sur sa route : l’administration vétilleuse, la météo capricieuse, les pannes mécaniques et même la misogynie ambiante. Au fil de cette première partie, on comprend qu’avec son caractère rebelle, il vaut mieux qu’elle vive seule que mal accompagnée. Et puis, dans la seconde partie, on la découvre mariée à un homme rencontré sur les réseaux sociaux, un Sénégalais stoïque du nom de Seydou qui a dû lutter lui aussi pour se faire sa place sous la pluie, sinon au soleil. Ces deux lutteurs étaient faits pour se rencontrer et fonder un foyer ouvert sur le monde. Aucun doute. En juxtaposant ces témoignages recueillis à une dizaine d’années de distance, Marion Gervais va bien au-delà de son point de départ en expliquant mieux que les rapports sociologiques les plus savants l’extinction annoncée d’une corporation au service de la cause la plus noble qui soit : nourrir la population en respectant des normes de plus en plus contraignantes. Le paradoxe veut que cette démonstration repose sur le caractère d’une femme de tête qui progresse à rebours de cet exode rural en s’en remettant à sa conviction et à la poursuite d’une chimère magnifique.
Jean-Philippe Guerand
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