Film franco-cambodgo-taïwano-quataro-turc de Rithy Panh (2024), avec Irène Jacob, Grégoire Colin, Cyril Gueï, Bunhok Lim, Somaline Mao… 1h52. Sortie le 5 juin 2024.
Cyril Gueï, Irène Jacob et Grégoire Colin
Rithy Panh est un homme qui a de la suite dans les idées et s’est assigné une mission qu’il remplit comme un sacerdoce : rendre aux Cambodgiens la mémoire que leur ont volé les Khmers Rouges qui ont massacrés deux millions d’entre eux entre 1975 et 1979 et ont pris soin d’effacer toutes les traces de leurs crimes en suivant la doctrine monstrueuse des Nazis face à la Shoah. Mais contrairement à Adolf Hitler et tant de tyrans mégalomanes, leur suprême deus ex machina Pol Pot a choisi de rester dans l’ombre de ses bourreaux assermentés. Le réalisateur de S21, la machine de mort khmère rouge (2003) choisit aujourd’hui de revenir à la fiction pour raconter le voyage officiel effectué par trois journalistes occidentaux afin d’y interviewer ce monstre énigmatique. Il s’y inspire en fait d’événements authentiques qu’il a légèrement aménagés en puisant l’inspiration de son film dans le témoignage de la correspondante de guerre américaine Elizabeth Becker, l’une des deux seules journalistes occidentales à s’être rendue au Kampuchea démocratique pour interviewer Pol Pot, en décembre 1978. Il en a ensuite tiré un scénario avec Pierre Erwan Guillaume, le réalisateur de L’ennemi naturel (2004). Le film est ordonné comme une tragédie. Il s’attarde sur la cohabitation des trois visiteurs et l’attente de leur hypothétique entrevue, l’un d’eux se targuant auprès de ses compagnons d’avoir été un condisciple du dictateur au cours de ses études universitaires.
Cyril Gueï
Rithy Panh va droit à l’essentiel dans un souci minimaliste qui cadre avec ce régime hostile à la communication. Il lui suffit de quelques décors spartiates pour décrire la paranoïa ambiante. La seule liberté significative qu’il s’autorise par rapport à la réalité est de mettre en scène trois protagonistes au lieu de deux dont une photographe et un cameraman de couleur. Un échantillonnage qui lui permet de souligner plusieurs caractéristiques de cette vision extrême du totalitarisme dont son obsession pathologique du secret. La mise en scène respecte d’ailleurs ce parti pris en s’ingéniant à ne jamais montrer le visage du mal absolu à grands renforts de clairs-obscurs et de contre-jours. Comme si le monstre était d’autant plus redoutable que dépourvu de ce visage qui caractérise l’être humain. Rendez-vous avec Pol Pot va au bout de son propos sans chercher à tricher. C’est un film qui repose davantage sur les mots et les gestes que sur l’action proprement dite. Ce qui s’y dit est pourtant essentiel. Vestige d’une époque antérieure aux réseaux sociaux et aux chaînes info, il y a tout juste un demi-siècle, où un silence total pouvait s’abattre sur un pays et l’isoler du reste du monde, ce qui n’est plus le cas d’aucune dictature, pas même la Corée du Nord d’aujourd’hui, trop fière de pouvoir montrer ses muscles à l’opinion publique internationale. Rithy Panh nous prend une fois de plus à témoin d’une abomination calculée, en reconstituant méthodiquement des images et des sons dont il ne subsiste pas la moindre trace, tout simplement parce que le régime a veillé qu’ils ne soient jamais enregistrés. C’est précisément la grandeur du réalisateur de L’image manquante (2013) de continuer à enfoncer le clou en faisant émerger une mémoire étouffée.
Jean-Philippe Guerand
Commentaires
Enregistrer un commentaire