Documentaire français de Paul B. Preciado (2023), avec Arthur, Emma Avena, Amir Baylly, Jenny Bel’Air, La Bourette, Nathan Callot, Kori Ceballos, Liz Christin, Iris Crosnier, Naëlle Dariya, Tom Dekel, Clara Deshayes, Virginie Despentes, Eleonore, Castiel Emery, Le Filip, Pierre et Gilles, Noam Iroual… 1h38. Sortie le 5 juin 2024.
Amir Bally
Rares sont les ouvrages littéraires qui ont irradié la postérité comme Orlando de Virginia Woolf, l’un des premiers livres à formaliser la théorie du genre dès 1928 en suivant un personnage qui change de sexe au cours du récit. Paul B. Preciado s’en empare aujourd’hui dans un film qui revendique sa nature militante et revendicative à la lumière de l’évolution des mœurs. Une œuvre artistique inclassable dans laquelle diverses personnes assument l’identité à géométrie variable de cet être symbolique devenu malgré lui une icône vénérée par tous celles et ceux qui refusent d’être catégorisés de façon arbitraire. Le sous-titre du film est d’ailleurs éloquent à plus d’un titre : cette biographie politique résonne en effet comme l’affirmation d’une différence qui aspire à ne plus jamais en être une. Orlando est ainsi personnalisé à l’écran par de multiples interprètes et témoins qui assument son identité de caméléon sous toutes les enveloppes possibles et avec davantage d’enthousiasme que de rancœur contre le sort souvent funeste qui leur a été réservé par des siècles d’intolérance. L’occasion pour le réalisateur de recueillir leurs témoignages, en montrant à quel point notre époque est en train de vivre une révolution des mœurs longtemps évacuée dans la clandestinité et réprimée par la loi. Il ne fait appel aux images d’archive qu’en tout dernier lieu, pour nous montrer que cette libération tardive est l’aboutissement d’une longue lutte souterraine dont l’une des pionnières fut Coccinelle, évoquée notamment par Sébastien Lifshitz dans son documentaire Bambi (2013). Des êtres qui aspiraient à être respectés et non ostracisés ou invisibilisés à une époque où l’homosexualité était considérée comme un délit et une déviance.
Kori Ceballos
Le texte de Virginia Woolf a créé un archétype considéré aujourd’hui comme un modèle. Parmi les artistes qui s’en sont emparés figurent notamment l’artiste d'avant-garde allemande Ulrike Ottinger dans Freak Orlando (1981) et la cinéaste britannique Sally Potter qui a fait d’Orlando (1992) le sujet de son premier long métrage avec dans le rôle-titre Tilda Swinton. Paul B. Preciado mêle quant à lui l’évocation de ce personnage intemporel à son propre vécu pour un collage expérimental qui résonne comme un véritable manifeste au-delà de l’espace et du temps. L’éternité même de son destin est semblable au périple interminable parcouru par ces êtres nés dans le mauvais corps qui se sont battus pour faire admettre par la société que la nature elle aussi peut parfois se tromper. Les témoignages qui parsèment ce film en forme de mosaïque sont de toutes natures. Des êtres androgynes au cou cerclé d’une fraise élisabéthaine y confessent leur mal être qui s’assimile parfois à de la détresse et ne revendique bien souvent que la reconnaissance de leur différence et surtout le droit de se fondre dans la foule sans plus pâtir du jugement des autres. Un sujet de société d’une actualité brûlante en Occident, au moment même où la Russie de Vladimir Poutine s’en empare pour stigmatiser notre décadence supposée en matière de mœurs. Preuve que l’adjectif politique utilisé par le réalisateur est tout à fait justifié. L’enjeu de son film va bien au-delà d’un mal-être existentiel et de la dysphorie de genre. Il renvoie à la complexité fondamentale de l’être humain assigné depuis des millénaires à une binarité trop unilatérale. Ce manifeste noble et élégant trouve les mots et les images pour exprimer cette détresse si longtemps étouffée.
Jean-Philippe Guerand
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