Documentaire français de Stéphane Breton (2023) 1h14. Sortie le 12 juin 2024.
Voici une expérience immersive et sensorielle comme le cinéma n’en propose que très rarement. Une histoire sans paroles où les images confinent parfois à l’abstraction pure et simple et où les bruits résonnent souvent comme de la musique. Sur la côte nord désertique du Chili, des hommes ramassent des algues aux formes biscornues qu’on jurerait déposées par des extra-terrestres. Labeur quotidien dont on ne saisit pas véritablement le sens, mais que ces travailleurs de la mer abrités dans des cabanes de fortune répètent comme un sacerdoce ponctué de temps à autre par des tâches tout aussi énigmatiques qui consistent pour l’essentiel à ramasser les objets épars que charrient les flots sur la grève, puis à les utiliser à des fins tout aussi mystérieuses. Ils redonnent ainsi parfois un semblant de vie à des carcasses rouillées qu’ils bricolent à l’aide d’éléments de récupération, réussissant parfois à reconstituer une improbable guimbarde qui se réduit à une carrosserie affublée de roues de secours, mais dépourvue de vitres et de pare-brise. Il y a chez ces hommes réchappés de la nuit des temps dont on n’entend jamais la voix une détermination qui force l’admiration, sans répondre toutefois à aucune des questions qu’on est tenté de se poser en découvrant ce spectacle burlesque et absurde qu’auraient pu mettre en scène les membres du mouvement Panique voire le cinéaste oublié Jean-Pierre Sentier qui excellait dans l’art du minimalisme baroque.
Couronné du prix Marco Zucchi (qui consacre le film le plus innovant en termes esthétique et cinématographique) lors de la Semaine de la critique du festival de Locarno, Les premiers jours est un spectacle envoûtant qui doit une bonne partie de son charme au caractère énigmatique qui l’entoure, mais aussi à son traitement visuel et sonore. Stéphane Breton exacerbe à l’envi le bruit du ressac ou des pieds qui font rouler les galets et compose une sorte de symphonie minérale abstraite dont le tempo est scandé par des bruits parfois exacerbés. Le traitement particulier accordé à cette hypertrophie auditive des éléments pare d’harmonie une atmosphère étrange en soi avec ses rituels mystérieux et ses tâches répétitives dont on n’entrevoit jamais ni la nécessité ni le profit immédiat. Comme si ces hommes que leurs chiens semblent contempler avec une sorte de commisération charitable répondaient à des ordres venus d’ailleurs pour tenir un rôle social dépourvu de toute nécessité. Peu à peu, le chaos s’organise et cet étrange manège prend tout son sens… ou plutôt son nonsense que souligne un tempo plutôt entraînant. Homme-orchestre de ce film étonnant qui pourrait se dérouler à une époque post-apocalyptique par son univers déroutant et ses rituels drolatiques, Stéphane Breton s’affirme comme un poète du cinéma du réel qui tord le cou aux formes pour témoigner d’une situation qui renvoie tout autant à la préhistoire de l’humanité, notamment en raison de son cadre si exotique qui semble littéralement perdu au milieu de nulle part. L’expérience mérite d’être vécue : elle s’avère d’une rare intensité.
Jean-Philippe Guerand
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