Film français de Leos Carax (2024), avec Denis Lavant, Kateryna Yuspina, Nastya Golubeva Carax, Loreta Juodkaite, Anna-Isabel Siefken, Petr Anevskii, Bianca Maddaluno, Leos Carax… 40mn. Sortie le 12 juin 2024.
Leos Carax
À l’origine de ce moyen métrage, il y a une collection initiée par le Centre Georges Pompidou qui invite régulièrement des cinéastes auxquels elle consacre une rétrospective à répondre à une question simple : “ Où en êtes-vous ? ” La réponse est aussi multiple que celles et ceux à qui s’adresse cette interrogation formulée dans un intervalle entre deux films. Bertrand Bonello, Jean-Marie Straub, Jafar Panahi, João Pedro Rodrigues, Barbet Schroeder, Teresa Villaverde et Isaki Lacuesta se sont prêtés à cet exercice entre 2014 et 2019. L’exercice a été proposé à Leos Carax qui se l’est approprié au point d’en faire exploser les règles et d’en doubler la durée, alors même que l’exposition dans le cadre de laquelle il devait s’inscrire a purement et simplement été annulée pour cause de pandémie de Covid-19. Affranchi de toutes les contraintes, le réalisateur s’y livre à l’exercice de l’autoportrait avec une rare liberté, mêlant des extraits de ses films à de pures séquences de fiction où apparaissent notamment son fantasque alter ego campé par Denis Lavant en clochard céleste, Monsieur Merde, mais aussi une poupée à l’effigie d’Annette. Le cinéaste pousse son art dans ses ultimes retranchements et rend hommage au passage à ses maîtres, à commencer par celui auquel on a pu parfois le comparer : Jean-Luc Godard dont il avait été l’interprète dans King Lear (1987) et avec lequel il manifeste ici un troublant mimétisme vocal. Il assied au piano la fille qu’il a eue avec la comédienne russe Katerina Golubeva et vagabonde au gré de ses propres images, sans chercher à construire un objet cinématographique démonstratif, mais plutôt un enchaînement de cadavres exquis répondant à un geste artistique qui pourrait relever de l’écriture automatique, s’il ne témoignait surtout du brio hors du commun de ce metteur en scène dont la rareté fait le prix.
À partir d’un exercice imposé qui lui ressemble -outre ses six longs métrages en quarante ans, il est revenu régulièrement au court, sans même mentionner ses clips-, Carax a composé une sorte de concentré de son œuvre où tout semble permis, à l’image de ce titre ironique qui semble contredire son propos. En bref, C’est pas moi, c’est… lui. Cet exercice de style va toutefois beaucoup plus loin et s’aventure dans un cinéma parfois expérimental qui exploite toutes les ressources visuelles, sonores et technologiques à sa disposition. Le réalisateur s’y livre à des collages parfois audacieux et célèbre ses maîtres, à commencer par David Bowie. Ces reflets dans un œil d’homme proposent une sorte de grille de lecture de son œuvre qu’ils décryptent par petites touches. On y mesure la cohérence de son œuvre dont la rareté fait sans doute une partie du prix. Il y a, comme on l’a souligné à propos de Boy Meets Girl, quelque chose de Cocteau chez Carax qui laisse vagabonder sa pensée à l’écran, mais nourrit ses ambitions esthétiques et intellectuelles d’un arsenal de moyens conséquents. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il offre cet opus inclassable à Jean-Yves Escoffier, le chef opérateur de ses trois premiers films, foudroyé par une crise cardiaque à 52 ans et auquel Asia Argento avait déjà dédié son Livre de Jérémie (2004). Leurs images ont hanté toute une génération et l’interminable aventure des Amants du Pont-Neuf a laissé des séquelles. C’est pas moi est donc bien plus qu’un état des lieux ou un bilan artistique : le véritable profil d’une œuvre dont le mystère est loin d’avoir été élucidé qui pose des jalons pour l’avenir à partir de tant de merveilles accumulées. Une sorte de denier du culte à l’usage des inconditionnels dont le centre de gravité demeure résolument impénétrable.
Jean-Philippe Guerand
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