The Feeling That the Time for Doing Something has Passed Film américain de Joanna Arnow (2023), avec Joanna Arnow, Scott Cohen, Babak Tafti, Alysia Reiner, Peter Vack, Parish Bradley, Michael Cyril Creighton, Ava Eisenson, Barbara Weiserbs, David Arnow… 1h28. Sortie le 8 mai 2024.
Joanna Arnow
Considération préliminaire : le cinéma américain a rarement été novateur sur le plan des mœurs, conséquence d’une civilisation plutôt puritaine qui a toujours laissé l’Europe et l’Asie s’approprier les choses du sexe, jolies ou pas. Un phénomène saisissant qui s’est manifesté au cours de l’ère post-soixante-huitarde à travers des œuvres aussi radicales que Le dernier tango à Paris (1972), Salo ou les 120 journées de Sodome (1975) ou L’empire des sens (1976) que personne n’oserait sans doute plus se risquer à produire de nos jours où cette fenêtre d’insouciance s’est refermée. On est d’autant plus surpris de découvrir aujourd’hui La vie selon Ann, film d’auteur qui s’attache à une femme libre au point d’accorder une importance prépondérante à sa jouissance en profitant d’une certaine misère sexuelle due à la fois au puritanisme ambiant et à une immaturité chronique en matière de mœurs qui réduit la pratique de la prostitution au folklore parisien d’Irma la douce. En cumulant les fonctions d’actrice et de réalisatrice, Joanna Arnow assume ce propos à double titre et livre une réflexion assez mélancolique sur le sens de la vie dans un contexte de vaste solitude affective où les sens n’exultent pas vraiment, tant ils semblent conditionnés par les considérations existentialistes qui rongent ses protagonistes. Le titre original en dit d’ailleurs long à ce sujet. The Feeling That the Time for Doing Something has Passed, c’est-à-dire grosso modo L’impression que le moment d’entreprendre quelque chose est dépassé.
Joanna Arnow et Scott Cohen
Après trois courts et le moyen métrage documentaire i hate myself :) (2013), Joanna Arnow s’attache à décrire dans son premier long la solitude de ces éclopés de l’existence dont la misère sexuelle trouve quelque réconfort dans des étreintes fugaces, avec une prédilection affirmée pour les pratiques BDSM (bondage, domination, soumission et sado-masochisme). La particularité de la femme seule new-yorkaise qu’elle prend pour épicentre de ce désordre amoureux est de revendiquer son goût pour la soumission, ce qui suscite les réactions les plus diverses de la part de ses partenaires. La réalisatrice qualifie elle-même son film d’autofiction mais pas d’autobiographique. Elle y entremêle habilement des témoignages qu’elle a recueillis, des conversations auxquelles elle a assisté et revendique l’influence des nouvelles de Carmen Maria Machado dans l’ordonnancement de ces vignettes impressionnistes qui traitent avec humour d’une certaine misère affective, sans toutefois jamais céder à la lamentation. Une impression qui doit beaucoup à sa composition dans le rôle principal, face à des mâles dominateurs pas toujours vraiment à leur avantage. Cette comédie de mœurs dresse un état des lieux peu flatteurs des citadins réduits à substituer la sexualité à l’amour comme des automates, sans même effleurer la question du romantisme. Produit par le réalisateur indépendant Sean Baker, palmé entre-temps pour Anora, La vie selon Ann nous invite à nous contempler dans un miroir bien peu flatteur où chacun reconnaîtra sans doute… un voisin ou un ami. Ce portrait au vitriol d’une femme libre qui assume le poids de son inconscient apparaît pourtant aussi juste que dérangeant, mais il a le mérite de l’assumer voire de le revendiquer. Une liberté qui évoque parfois les œuvres de jeunesse de Kelly Reichardt par sa sincérité troublante et ce cumul des fonctions qui en fait l’interprète de ses propres turpitudes au sein d’un cinéma américain où la représentation intellectuelle du sexe reste le tabou moral ultime.
Jean-Philippe Guerand
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