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“Là où Dieu n’est pas” de Mehran Tamadon



Jaii keh khoda nist Documentaire franco-suisse de Mehran Tamadon (2023), avec Taghi Rahmani, Homa Kalhori, Mazyar Ebrahimi, Mehran Tamadon… 1h52. Sortie le 15 mai 2024.



Homa Kalhori



Puissance incomparable du documentaire qui permet de mettre des images là où il n’en existe pas et de reconstituer des sons à partir de témoignages uniques ou multiples. Le cinéma iranien poursuit depuis 1979 une véritable croisade contre l’oubli qui rejoint sur l’autel de la mémoire des peuples d’autres combats cinématographiques : ceux du Français Claude Lanzmann, du Cambodgien Rithy Panh et du Chilien Patricio Guzmán. Dans la République islamique d’Iran, la résistance artistique a carrément engendré de nouvelles alternatives cinématographiques à travers des œuvres tournées clandestinement, comprenant souvent des séquences dans des véhicules dont le son était postsynchronisé afin de permettre de faire passer le véritable message du réalisateur. Taxi Téhéran de Jafar Panahi et Le diable n’existe pas de Mohammad Rasoulof, respectivement Ours d’or à Berlin en 2015 et 2020, témoignent des trésors d’inventivité déployés par ces réalisateurs pour montrer au monde ce qu’endurent leurs compatriotes au quotidien, quitte à se retrouver interdits d’exercer leur métier et d’imaginer là encore de nouveaux subterfuges pour hurler derrière leur bâillon. Et les exilés ne sont pas en reste qui poursuivent la lutte à distance à travers des stratagèmes de plus en plus inventifs. C’est de France que Mehran Tamadon poursuit la lutte sur le plan documentaire. Il prolonge avec son nouveau film une démarche qui court à travers l’ensemble de son œuvre encore méconnue et trop confidentielle, sur un registre qui s’apparente à une sorte de psychanalyse sauvage pour faire émerger la vérité. Avec en guise de figure tutélaire le bourreau légendaire Hadj Davoud.



Mazyar Ebrahimi



Comme Mon pire ennemi sorti une semaine plus tôt, Là où Dieu n’est pas entreprend de solliciter des témoins sur des événements et des situations qu’ils ont vécues et subies. En l’occurrence, le théâtre de ces opérations est la fameuse prison d’Evin dont une cellule d’une section punitive (dotée de trois lits mais occupée par vingt à vingt-cinq détenues !) est reconstituée ex-nihilo dans un entrepôt situé à deux pas des Folies-Bergère, sur la foi d’un témoignage oral. Avec une solidarité qui passe par des récits collectifs et évoque la fameuse caverne de Platon, et une promiscuité propice à la sororité. Un processus intime et douloureux que le réalisateur armé d’outils de bricolage met en scène comme un véritable travail de résilience et de deuil afin de donner une réalité objective à un lieu de souffrance et de mort dont le régime des Mollahs a fait sa citadelle, en y neutralisant et souvent aussi en annihilant les germes de la discorde. Au fil de la reconstitution, de hangars, en caves et en garages, affleurent d’autres souvenirs, avec un pouvoir de suggestion qui évoque les récits de captivité de l’écrivain Alexandre Soljenitsyne. À tenter de se remémorer avec précision les sévices qui lui ont été infligés, un témoin affirme même ressentir la douleur se réveiller sous la plante de ses pieds, tandis qu’une femme fond en larmes au seul bruit d’une perceuse. Avec pour corollaire ces dossiers à charge montés de toutes pièces et impliquant plus d’une centaine de personnes étrangères les unes aux autres, mais convaincues d’avoir attenté à la sûreté de l’État à travers des actions terroristes rocambolesques. Confession télévisée en prime à l’usage de l’édification des masses. Comme si les innocents restaient encore les coupables idéaux.



Mehran Tamadon et Taghi Rahmani



Mehran Tamadon, qui se glisse parfois lui-même dans la posture du cobaye donc dans la peau de ses témoins, prend soin de préciser que son film a été réalisé avant même la naissance du fameux mouvement “Femme, Vie, Liberté” qui fédère aujourd’hui une nouvelle génération de féministes mais aussi de simples citoyennes de tous âges et de toutes origines sociales dans une lutte pour l’accession à des droits légitimes en contradiction avec l’application radicale de la loi coranique qui impose le port du voile obligatoire devenu le symbole de ce mouvement. Ce film brutal mais nécessaire a le mérite de montrer ce que les actualités se contentent de nommer. Or, la stratégie du pouvoir iranien consiste précisément à jouer des apparences, ainsi qu’en témoigne une femme. Pour les visiteurs, la prison est un lieu dont les abords sont abondamment fleuris et soignés. Le contraste est d’autant plus ingénieusement entretenu avec l’enfer qu’elle abrite. À l’image de cette salle de torture où les agents de renseignement se détendent en jouant au ping-pong sous les yeux bandés de leurs victimes. Cette expérience mémorielle radicale est une œuvre de salubrité publique aussi nécessaire qu’éprouvante.

Jean-Philippe Guerand






Mehran Tamadon et Mazyar Ebrahimi

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