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“Drôles de guerres” de Jean-Luc Godard




Film helvéto-français de Jean-Luc Godard (2023) 0h20. Sortie le 8 mai 2024.





Initialement intitulé Bande-annonce du film qui n’existera jamais, Drôles de guerres est un court métrage expérimental composé d’éléments épars rassemblés par Jean-Luc Godard pour ce qui aurait dû devenir un long métrage. Sa découverte relève de l’expérience extra-sensorielle. Les premières images sont des plans fixes de photos et de dessins dépourvus d’accompagnement sonore. Plus loin arrivent le mouvement, la musique et diverses voix dont celle de Godard lui-même qui s’interrompt en plein milieu d’une phrase sur ces mots : « Je m’étais dit, “ est-ce que je pourrais refaire un film ? ”, tout en sachant le faire maintenant comme je les fais, mais comme si j’étais aujourd’hui transporté… comme Melville avait fait Le silence de la mer… » On ressent alors une émotion intense car on sait qu’on n’entendra plus jamais ce phrasé si reconnaissable. De ce projet mystérieux, on ne dispose que d’un mince faisceau d’indices dont une photo du comédien Thierry Frémont, devenu très rare au cinéma, et une référence appuyée à “Faux passeports”, un recueil de nouvelles de Charles Plisnier, lauréat wallon du prix Goncourt 1937 exclu par la suite du Parti Communiste sous accusation de trotskisme. Et puis aussi, quelques mots du cinéaste qu’on ne saurait qualifier de déclaration d’intention : « Ne plus faire confiance aux milliards de diktats de l’alphabet pour redonner leur liberté aux incessantes métamorphoses et métaphores d’un vrai langage en re-tournant sur les lieux de tournages passés, tout en tenant compte des temps actuels. » Quand la dernière pièce de ce puzzle est posée, le spectateur n’a plus que ses yeux pour pleurer en se demandant à quoi aurait bien pu ressembler ce film suspendu.




Il faut être coutumier des coqs-à-l’âne de Godard pour apprécier ces bribes éparses et tenter de leur donner un semblant de sens. Habile homme d’affaire qui avait d’ailleurs baptisé de façon éloquente un téléfilm Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma, le réalisateur avait placé ce projet sous les meilleurs auspices par l’entremise d’une maison de production aux ambitions de mécène : la division cinéma de la maison Saint Laurent aujourd’hui impliquée dans trois films prestigieux en sélection officielle au Festival de Cannes 2024 : Emilia Perez de Jacques Audiard, Les linceuls de David Cronenberg et Parthenope de Paolo Sorrentino. Une initiative qui peut donner à croire que Drôles de guerres aurait occupé au sein de la carrière de Godard une place équivalente à celle de Sauve qui peut (la vie), l’opus avec lequel il était revenu à la fiction traditionnelle au terme de sa longue parenthèse expérimentale post-soixante-huitarde. Le destin en a décidé autrement puisque JLG s’est donné la mort le 3 septembre 2022 sans avoir pu concrétiser ce projet qui nous est transmis aujourd’hui par le cercle de ses intimes : Nicole Brenez, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia. Il ne reste plus à la postérité qu’à se perdre en conjectures et à imaginer les images et les sons de ce film en devenir.

Jean-Philippe Guerand





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