Sem Coração Film brésilo-franco-italien de Nara Normande et Tião (2023), avec Maya de Vicq, Eduarda Samara, Alaylson Emanuel, Maeve Jinkings, Erom Cordeiro… 1h31. Sortie le 10 avril 2024.
Du cinéma brésilien contemporain, on ne connaît guère que les films montrés dans les festivals et deux auteurs majeurs : Karim Aïnouz, dont deux films sortent consécutivement ce printemps, Le jeu de la reine tourné sous pavillon britannique et le documentaire Marin des montagnes qu’il a consacré à ses origines algériennes, et Kleber Monça Filho soutenu par le producteur français Saïd Ben Saïd sur ses deux films les plus célèbres, Aquarius (2016) et Bacurau (2019). On retrouve aujourd’hui les noms de ce dernier et de son associée Émilie Lesclaux au générique de Sans cœur, le premier long métrage de Nara Normande et Tião inspiré lui-même de leur court homonyme tourné en 2014. Un film délicat empreint de nostalgie qui utilise le cadre de la chronique d’apprentissage adolescente pour raconter une histoire d’amour au féminin située dans la région du Nordeste au cours de l’été 1996, c’est-à-dire sous la présidence de Fernando Henrique Cardoso, mais tournée à la fin du règne du populiste Jair Bolsonaro dont on sait à quel point il tenait en piètre estime les artistes et les intellectuels, tout en encourageant la déforestation massive de l’Amazonie. La rencontre de deux jeunes femmes libres qu’incarnent merveilleusement Maya de Vicq et Eduarda Samara dans un décor paradisiaque où vient échouer un gigantesque squale. Comme un signe avant-coureur de mauvais augure pour l’avenir de la planète.
Eduarda Samara
Sans cœur est une magnifique parabole sur la peur de grandir dans un monde en sursis où une fille à l’âge de l’innocence succombe au charme d’une aînée affranchie dont l’assurance l’impressionne d’autant plus qu’elle va de pair avec un signe distinctif hautement symbolique : une vaste cicatrice sur la poitrine qui témoigne d’une opération à cœur ouvert qu’elle a subie et qui la rend vulnérable. On évolue ici aux antipodes du Teen Movie à l’anglo-saxonne, car sous l’insouciance perce une réflexion très sérieuse sur cet âge crucial de la vie où l’on se trouve confronté à des choix aux conséquences parfois irrémédiables. La mise en scène investit volontiers les moindres recoins du récit, quitte à le tirer parfois vers le fantastique en exploitant la magie de son cadre tropical. En situant ce récit initiatique dans un cadre paradisiaque, le film affirme son inspiration poétique et distille en filigrane un message très actuel sur les multiples dangers qui menacent la nature en raison des impérities humaines. Cette baleine échouée sur le rivage en est l’incarnation mythologique. Comme une vision déchue de Moby Dick passée au crible du réchauffement climatique. Il émane de cette invitation au rêve une liberté enthousiasmante qui donne envie de voir le prochain film de ces cinéastes si à leur aise sur le registre ténu de la pudeur et des non-dits. Ils nous livrent en effet une réflexion particulièrement subtile sur ce no man’s land parfois douloureux que représente le passage à l’âge adulte associé à la confusion des sentiments, dans un univers propice à l’onirisme et au symbolisme.
Jean-Philippe Guerand
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