Documentaire néerlando-britanno-américain de Steve McQueen (2022) 4h26. Sortie le 24 avril 2024.
Artiste multi-tâche, Steve McQueen s’est fait connaître par des expositions et des installations avant d’aborder le cinéma avec un appétit peu commun et des ambitions qui l’ont mené de Hunger (2008) et Shame (2011) à 12 Years a Slave (2013) sans jamais se répéter. Présenté l’an dernier au Festival de Cannes, Occupied City est un projet à sa démesure qui évoque le labeur des encyclopédistes par son postulat de départ. Ce documentaire de quatre heures et demie ambitionne de raconter l’histoire d’Amsterdam au cours de la Seconde Guerre mondiale en quadrillant la ville pour évoquer ce qui s’est passé à chaque endroit pendant l’Occupation nazie. Cette mécanique rigoureuse fonctionne comme une sorte de porte-à-porte mémoriel qui trouve son origine dans un ouvrage monumental de l’épouse du réalisateur, l’historienne Bianca Stigter, intitulé “L’atlas d’une ville occupée : Amsterdam 1940-1945”. Il entend perpétuer la mémoire de cette période en essayant de trouver une alternative satisfaisante à la disparition inéluctable des derniers témoins. La démarche ambitieuse entreprise ici repose sur une constatation : la topographie de la ville a très peu changé, mais la plupart des bâtiments ont vu leur affectation évoluer sans que les habitants d’aujourd’hui aient nécessairement conscience de ce qui s’est passé là où ils vivent. Une entreprise qui évoque des fouilles archéologiques par sa volonté d’exhumer le passé à partir du présent afin qu’il survive pour la postérité. La structure du film associe des images d’aujourd’hui à des évocations du passé qui passent par une voix off, cette alchimie provoquant des effets parfois inattendus.
Occupied City est l’aboutissement d’un rêve fou que Steve McQueen a commencé à caresser en 2005 et qui s’est concrétisé ironiquement à un autre tournant capital de l’histoire de l’humanité : la pandémie de Covid-19 qui a transformé Amsterdam en ville fantôme comme beaucoup d’autres cités, en vidant ses rues, dans une sorte de reflet troublant et propice à l’exhumation des spectres du passé. Ce film qui ambitionnait de raconter une époque en confronte en fait deux qui se réfléchissent comme dans un miroir, qui plus est à travers des bâtiments édifiés pour l’essentiel aux XVIIe et XVIIIe siècles, eux-mêmes propices à une mise en abyme supplémentaire. Par sa structure plus complexe qu’on ne pourrait l’imaginer a priori, ce jeu de l’oie géant s’avère propice à toutes les approches. Il donne un supplément d’âme à des immeubles parfois banals dont les murs anonymes dissimulent les secrets, faute de plaques commémoratives et d’événements historiques notables. La démarche de Steve McQueen force l’admiration par son systématisme, en rendant son âme à une ville qui ne conserve en fait que peu de stigmates visibles de son martyre et de ses spectres. Avec tout de même une grande absente dont le destin hante ces façades anonymes : Anne Frank dont le film n’évite la maison musée que pour souligner que sa démarche n’est en aucun cas d’ordre touristique. Tel est le pari réussi de cette œuvre monumentale qui reflète la singularité de son réalisateur.
Jean-Philippe Guerand
Commentaires
Enregistrer un commentaire