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“Smoke Sauna Sisterhood” d’Anna Hints



Documentaire islando-estono-français d’Anna Hints (2023) 1h29. Sortie le 20 mars 2024.





L’empire des sens


Derrière ce titre sibyllin se cache un film choral qui pourrait être de fiction, sinon inspiré d’une pièce de théâtre, mais qui est le résultat des réunions de quelques femmes estoniennes dans l’intimité des saunas sacrés. Comme l’épicentre d’une véritable agora nordique où les plaisirs du corps vont de pair avec l’épanouissement d’une parole affranchie. Le point de départ d’Anna Hints est aussi simple que cela. Les tours et détours qu’il implique s’avèrent des plus inattendus et passent par un souci constant de magnifier les corps, de caresser les peaux en jouant des ombres et de la lumière, sans jamais chercher à cacher aucune des atteintes de la vie sur les corps. Il y a ici des femmes de tous âge et aussi de conditions fort différentes. Et quand, à la faveur de ces bains de vapeur entrecoupés d’immersions dans l’eau glacée, leurs langues se délient, c’est le plus souvent pour énoncer des vérités universelles qui esquissent petit à petit un aperçu saisissant du patriarcat considéré du point de vue de celles qui l’ont toujours subi en silence. Comme souvent, ce film en évoque un autre, beaucoup plus ancien celui-là : Steaming (1984) de Joseph Losey. Pour ce long métrage posthume, le réalisateur américain avait choisi de porter à l’écran une pièce de Neil Dunn dans laquelle des femmes londoniennes se retrouvaient dans un bain turc pour des conversations intimes où elles évoquaient leurs problèmes quotidiens. Une sororité alors rarement montrée au cinéma et a fortiori par des réalisatrices trop peu nombreuses. Smoke Sauna Sisterhood permet de juger du chemin parcouru par les esprits en quarante ans (la réalisation même du film en a nécessité sept !), mais comme il prend pour cadre une société balte repliée sur elle-même et un cadre bucolique où la nudité fait en quelque sorte corps avec la nature, le peu d’évolution apparaît saisissant.





Paroles de femmes


Anna Hints brille par sa qualité d’écoute et une attention approfondie consacrée à l’esthétique qui fonctionne comme un contrepoint essentiel. Son film illustre ce nouveau genre qu’on qualifie volontiers de documentaire de création par le soin qu’il apporte aux moindres détails formels. Il a le mérite de nous introduire au cœur de ce gynécée sans effraction et même avec une infinie douceur. Et ce qui s’y dit est toujours intéressant et parfois même fondamental. L’intimité de ces femmes réunies pour se faire du bien est totale. Au-delà de la pudeur immédiate dont le contexte convivial fait tomber les obstacles le plus naturellement du monde, cette promiscuité dépourvue d’ambiguïtés s’avère propice aux confidences les plus intimes. Et de témoignage en confession, se dessine le portrait de groupe saisissant d’une société figée qui ressemble par bien des aspects à celle dans laquelle nous évoluons. Avec en filigrane un sujet récurrent et obsessionnel : les hommes. Sans que jamais le film ne revête l’allure d’un règlement de comptes manichéen. C’est en partant de constatations élémentaires parfois basiques que la réalisatrice apporte sa contribution à un combat universel qui va bien au-delà des militantes de #MeToo. Quitte à rendre hommage à ces femmes qui évoquent spontanément des sujets aussi graves que le harcèlement ou la maladie, en cachant leurs visages au profit de leurs corps nus comme la statuaire antique dans un sauna à fumée perdu au milieu des bois. Pour reprendre le titre d’une pièce de Rainer Werner Fassbinder portée à l’écran par François Ozon, ces gouttes d’eau sur pierres brûlantes possèdent des vertus insoupçonnées d’émancipation qu’on pourrait qualifier d’authentique valeur cinématographique ajoutée.

Jean-Philippe Guerand






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