O Corno Film hispano-portugo-belge de Jaione Camborda (2023), avec Janet Novás, Julia Gómez, Nuria Lestegás, Diego Anido, Nuno Preto, Carla Rivas, Siobhan Fernandes, María Lado, Daniela Hernán Marchán, José Navarro… 1h45. Sortie le 27 mars 2024.
La loi des hommes
Il aura fallu un demi-siècle pour que le cinéma “mainstream” témoigne du calvaire qu’ont enduré les femmes au cours de la période post-soixante-huitarde. Hormis L’une chante, l’autre pas (1977) d’Agnès Varda et quelques œuvres militantes dont le documentaire de Charles Belmont et Marielle Issartel Histoires d’A (1973), ce n’est qu’a posteriori que le cinéma s’est emparé de ce sujet de société qui a abouti en France à la fameuse loi Veil autorisant l’interruption volontaire de grossesse. Des films comme Never Rarely Sometimes Always (2020), L’événement (2021) d’Audrey Diwan, Annie colère (2022) de Blandine Lenoir ont évoqué très récemment ces pratiques clandestines en élargissant leur spectre spatio-temporel. Avant eux, trois hommes, Claude Chabrol, Mike Leigh et Cristian Mungiu, s’étaient emparés de ce thème dans Une affaire de femmes (1988), Vera Drake (2004) et 4 mois, 3 semaines, 2 jours (2007). O Corno… s’attache au sort de ces Espagnoles en proie en quelque sorte à la double peine dans un pays soumis à l’union sacrée de la religion catholique et à la dictature franquiste. Une authentique association de malfaiteurs dirigée en priorité contre l’évolution des mœurs qui a conduit maintes femmes à l’exil pour éviter la prison. Son héroïne est une Galicienne qui aide les femmes à accoucher, mais parfois aussi à avorter pour ne pas avoir une bouche de plus à nourrir. Au point de devoir prendre le maquis et d’émigrer pour le Portugal où le régime de Salazar donne l’impression de se montrer plus tolérant à l’égard des “pécheresses”. Couronné du Goya du meilleur premier film, ce portrait de femme marque les débuts de la réalisatrice Jaione Camborda autour d’une cause juste qui s’inscrit dans la lignée de ces œuvres de salubrité publique produites aujourd’hui par le cinéma espagnol. Comme pour exorciser les spectres d’un passé dont les jeunes générations n’ont pas toujours pleinement conscience.
Corps à cœur
Ce film possède avant tout une importance mémorielle indiscutable dans sa description méthodique d’une condition féminine indigne où la vie est devenue un tel enjeu de société qu’elle conditionne des pratiques illicites qui se déroulent dans une clandestinité propice à tous les risques par ses moyens rudimentaires. L’Espagne d’il y a à peine un demi-siècle que décrit le film est un pays rural arriéré où la résistance à la mainmise conjuguée du franquisme et de l’église sur les mœurs s’est substituée au combat politique proprement dit. La mise en scène souligne cette situation absurde qui renvoie non pas à la France ni même à l’Europe de l’Ouest de cette époque, mais carrément à l’avant Mai 68 avec ces pratiques d’un autre âge qui se déroulent en dehors des règles sanitaires élémentaires et exposent aux plus grands risques les patientes comme celles qui les assistent. O Corno… s’appuie pour cela sur la forte personnalité de la danseuse Janet Novás à qui ce premier rôle à l’écran où elle est omniprésente a valu le Goya du meilleur espoir féminin à plus de 40 ans. Elle qui déplorait en 2018 qu’en Espagne, « l’art ne soit pas accepté comme une nécessité mais comme un divertissement » s’engage ici pour une cause juste. Jaione Camborda consacre en outre un soin particulier à l’image, grâce à la contribution du chef opérateur portugais de Lucrecia Martel, João Pedro Rodrigues et Miguel Gomes, Rui Poças, afin de mettre en évidence les gestes comme les regards et les corps de ces femmes solidaires dans leur long combat pour s’émanciper et rendre la société plus tolérante à l’égard de celles qui ne sont coupables que de donner la vie.
Jean-Philippe Guerand
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