Film argentino-chilo-brasilo-luxembourgeois de Rodrigo Moreno (2023), avec Daniel Elías, Esteban Bigliardi, Margarita Molfino, Germán de Silva, Laura Paredes, Mariana Chaud, Cecilia Rainero, Gabriela Saidon, Lalo Rotaveria, Iair Said, Fabian Casas, Adriana Aizemberg… 3h10. Sortie le 27 mars 2024.
Daniel Elías et Margarita Molfino
L’argent de la banque
C’est un pic, c’est un roc, que dis-je, c’est une péninsule ! Avec ses plus de trois heures et ses récits gigognes, Los delincuentes se présente comme une fresque cinématographique atypique dont le titre ne renseigne que superficiellement sur sa nature cachée. Au premier degré, il s’agit du braquage perpétré dans une banque par deux ronds de cuir dépourvus du moindre charisme. Des hommes dans la foule qui caressent des rêves inaccessibles sans avoir le courage de les réaliser, même une fois devenus riches. Le propos de Rodrigo Moreno se situe pourtant ailleurs. Dans ce lieu reculé où va se réfugier l’un, tandis que son complice purge leur peine de prison à tous les deux. Révéler la suite serait regrettable… Los delincuentes propose en fait une réflexion sur la condition humaine à travers les choix existentiels qu’on accomplit dans l’espoir illusoire de modifier le cours de son destin. Ses deux personnages principaux sont d’une banalité assumée. Ils nourrissent des aspirations à leur image : modestes sinon minables. Pour eux, l’argent n’a qu’une utilité : cesser de travailler. La somme qu’ils dérobent correspond d’ailleurs précisément aux salaires cumulés qu’ils devraient percevoir jusqu’à leur retraite. Quant à leur eldorado dérisoire, c’est un village perdu au fin fond de la région de Córdoba où le temps semble s’être arrêté et où les membres d’une communauté d’artistes vivant en autarcie semblent se contenter des plaisirs les plus élémentaires que leur offre la nature, en se préoccupant moins de gagner leur vie que de refaire éternellement le monde. Avec pour l’égayer deux sœurs mystérieuses. Et c’est là où le film devient passionnant par sa construction en miroir dont le réalisateur affirme qu’elle reflète ses deux hémisphères. Ses complices ne représentent donc que les facettes complémentaires d’une destinée unique.
Destins en miroir
Derrière son titre aussi accrocheur que dérisoire, Los delincuentes transcende les codes traditionnels du thriller psychologique en semant d’innombrables petits cailloux blancs. À l’image des prénoms de ses protagonistes qui résonnent comme les anagrammes absurdes et énigmatiques les uns des autres : Morán, Román, Ramon, Morna, Norma… Cinq lettres qui servent à désigner autant de personnages emboîtés dans une sorte de ballet énigmatique qui aimerait ressembler à une parade d’amour dédoublée. Avec ce sixième long métrage au souffle romanesque fascinant, le réalisateur argentin du Garde du corps (2006) affirme une maîtrise impressionnante de l’espace et du temps qui repose à parts égales sur ses incursions spontanées dans un univers ponctué de symbolisme sinon parfois de surréalisme et une fascination pour deux employés de banque au fond assez peu charismatiques qui semblent englués dans leur médiocrité. Au point de suivre des destinées parallèles et de convoiter la même femme idéale, elle-même dédoublée en la personne de deux sœurs. Comme s’il n’en existait qu’une, mais sans avoir l’audace d’aller jusqu’au bout de ce fantasme qui les dépasse l’un comme l’autre. Cette fable aussi narquoise qu’ironique qui reprend à son compte le souffle littéraire de La Flor (2018) et de Trenque lauquen (2022) repose en outre sur deux excellents interprètes, Daniel Elías et Esteban Bigliardi, qui excellent l’un comme l’autre sur le registre ô combien délicat de la banalité, avec leurs rêves trop étriqués et leur idéal minimaliste. Qui donc a dit que la fortune ne souriait qu’aux audacieux ? Encore faut-il en avoir l’utilité…
Jean-Philippe Guerand
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