Film helvéto-franco-belge de Maxime Rappaz (2023), avec Jeanne Balibar, Thomas Sarbacher, Pierre-Antoine Dubey, Véronique Mermoud, Adrien Savigny, Martin Reinartz, Alexia Hebrard, Marie Probst, Yvette Théraulaz, Gianfranco Poddighe, Alex Freeman… 1h33. Sortie le 20 mars 2024.
Jeanne Balibar
La tentation des cimes
Les acteurs n’existent vraiment qu’en fonction des fantasmes qu’ils suscitent et du regard que portent sur eux ceux qui les dirigent. Les femmes sont les premières victimes de ce mécanisme qui leur vaut trop souvent de subir les avatars liés aux accidents de la vie. Jeanne Balibar a vu sa carrière en pâtir sous la forme d’un très injuste traversée du désert qui nous a privé de son talent, faute d’emplois à sa démesure. C’est donc un plaisir d’autant plus intense de la revoir enfin aujourd’hui dans un rôle de ceux qui marquent une carrière comme le public : celui de Claudine, une couturière qui s’autorise à un rythme hebdomadaire une nuit plus belle que ses jours tranquilles à veiller sur son fils unique en confectionnant des robes comme elle n’en porte qu’une fois par semaine. Tous les mardis, elle se rend en effet dans un hôtel en altitude pour y exister dans le regard d’hommes de rencontre qui disparaissent aussi vite qu’elle s’est abandonnée dans leurs bras. Jusqu’au jour où l’un d’entre eux manifeste un attachement qui la confronte à un choix inédit. Il y a quelque chose de la belle au bois dormant chez cette femme que sa routine professionnelle contribue à placer hors du temps et que ses échappées dans un autre monde, situé symboliquement en altitude, entraînent vers des rêves éphémères et le plus souvent dépourvus de lendemain. À cette nuance près qu’ici tout ce qui semble onirique apparaît bel et bien comme une réalité alternative.
Jeanne Balibar
Invitation au rêve
Cette double vie, le cinéaste suisse Maxime Rappaz la dépeint avec une immense délicatesse, sans jamais réduire cette incorrigible rêveuse romantique à sa coquetterie, mais en s’attachant aux sentiments complexes qui l’animent. Avec en outre un choix déterminant à travers l’époque où se déroule cette histoire : 1997, cette ère pas si lointaine où les téléphones mobiles et les réseaux sociaux n’avaient pas encore submergé nos vies. Et puis aussi le choc qu’a représenté cet été-là la mort tragique de Lady Di : une princesse de roman photo ou de mélodrame, une vraie. Laissez-moi est le magnifique portrait d’une femme qui a besoin d’ivresse pour égayer un quotidien monotone et répétitif. Une éternelle amoureuse qui a sans doute vibré en lisant “Madame Bovary” et “Anna Karénine”, mais a choisi de ponctuer la banalité de son quotidien d’étreintes fugaces dans un cadre grandiose mais un peu désuet qui aurait pu être celui d’un sanatorium décrit par Thomas Mann. Une délicate invitation au rêve à la démesure d’une actrice poussée dans ses plus ultimes retranchements par ce rôle magnifique qui rejoint dans son panthéon son incarnation inoubliable du Barbara de Mathieu Amalric. Jeanne Balibar trouve là l’occasion magnifique de transcender son rôle, en usant à la fois de sa voix rauque et de ce phrasé si particulier qui dénote de son expérience théâtrale, mais aussi d’une grâce étudiée dans le moindre de ses mouvements, notamment lorsqu’elle se déplace en altitude. Vers un septième ciel symbolique qui n’appartient qu’à elle. Comme s’il s’agissait de sa route de briques jaunes à elle. Avec à son terme un magicien d’Oz aux multiples visages qui répond à ce désir qu’on dit charnel.
Jean-Philippe Guerand
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